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Poilvache parmi les villes et châteaux du comté de Luxembourg

 

Tous les châteaux médiévaux n’ont pas donné naissance à une ville. Inversement, toutes les villes ne sont pas nées d’un château. Mais c’est néanmoins ce cas de figure qui sera évoqué ici.

La définition admise du château médiéval est celle de la résidence fortifiée permanente d’un noble et de sa famille. Elle s’applique au château à partir de la fin du Xe siècle, même si les réalités archéologiques et historiques sont bien plus complexes, avant comme après cette date. Tout château de cette époque comprise entre l’An Mil et le XVe siècle se partage en haute-cour et basse-cour. La haute-cour comporte une partie réservée au seigneur, abritant une structure tripartite pour le logement (camera), la prière (capella) et pour un usage public de réception (aula). C’est la partie la plus noble, la mieux défendue. La seconde composante est désignée basse-cour. Cet espace est plus vaste et abrite la main d’œuvre au service du seigneur, les lieux de stockage indispensables, les étables, les ateliers et autres remises.

Selon un schéma classique observé en de nombreux endroits, à partir du milieu du Xe siècle, plusieurs villes sont nées de la basse-cour du château par son expansion en bourg castral. La présence d’un marché accolé à l’extérieur de ce premier noyau constitue un marqueur déterminant du caractère urbain. À des rythmes variables, le marché initial finit par se retrouver à l’intérieur d’une enceinte plus vaste ; alors, un nouveau marché est reporté hors les murs.

La « capitale » du comté à Luxembourg procède de ce modèle. Le château a pour origine la reprise après 963 d’un ancien fortin du Bas Empire qui surveillait la chaussée reliant Reims à Trèves au franchissement de l’Alzette. La pointe de l’éperon, qui reçut le château dominant la rivière de 45 m, fut séparée du plateau par une profonde entaille du rocher. La basse-cour comprend alors un lieu de culte, une église consacrée en 987 au Saint-Sauveur et comportant un autel dédié à saint Michel. Cet édifice religieux était très vraisemblablement une collégiale abritant un chapitre de chanoines. L’espace était prolongé par une cour rectangulaire de 60 m sur 32 m au bout de laquelle se situait le marché aux poissons, le marché originel de la ville. En 1166, on trouve mention d’un nouveau lieu de marché, novum forum (aujourd’hui Marché-aux-Herbes), associé à une nouvelle église dédiée à saint Nicolas. À la fin du XIIe siècle, une nouvelle enceinte, cette fois en pierre, défendue par des tours et un large fossé projeta les limites de la ville 150 m plus à l’ouest. Cette urbanisation de la basse-cour est attribuée à Henri l’Aveugle.

Vue restituée de la ville de Luxembourg à la fin du XIIe siècle (d’après ZIMMER J., Aux origines de la Ville de Luxembourg, Luxembourg, 2002, fig. 370)
Plan de la ville de Luxembourg à la fin du XIIe siècle. 1. Le château ; 2. L’église Saint-Michel ; 27. L’espace où se tenait le marché aux poissons ; 3. L’église Saint-Nicolas avec le nouveau marché (d’après ZIMMER J., Aux origines de la Ville de Luxembourg, Luxembourg, 2002, fig. 365)

Poilvache n’émane pas de ce modèle. Si vu de la Meuse, Poilvache apparaît comme un site perché, en réalité, le château ne regarde pas en direction du fleuve : il lui tourne le dos. Nous n’avons pas affaire ici à un éperon de confluence. Nos connaissances, à ce stade des recherches archéologiques, permettent difficilement de se faire une idée des origines de l’occupation et d’une chronologie fine des ouvrages. Seule la date de destruction de 1430 ne prête pas à discussion. L’enceinte linéaire dans un premier temps pourrait remonter au début du XIIIe siècle. Le plan du château est celui d’un quadrilatère de plaine dont la date de construction n’est pas établie avec précision. De plus, il dut connaître plusieurs phases d’aménagements. Ce quadrilatère de près de 70 m de côté est défendu à l’est par le puissant front de l’accès au château muni de trois tours de plan circulaire. Des bâtiments accolés aux courtines libèrent une grande cour centrale mais l’aile occidentale reste méconnue. L’aile méridionale est longée par un long couloir d’accès à la ville.

À Poilvache, nous ne retrouvons pas le schéma de développement par phase successive tel qu’évoqué en préambule. Sur base du plan actuel, on constate que, dès l’origine, le château fut pensé en fonction de la « ville », les deux hectares et demi dépassant largement les dimensions habituelles d’une basse-cour. Du point de vue de la typologie castrale, les spécialistes attribuent au roi de France Philippe-Auguste (règne de 1180 à 1223) le modèle de ces châteaux de plan régulier conçus pour la plaine, ceinturés d’un large fossé, avec des courtines renforcées par des tours équidistantes. Le modèle originel comporte, en principe, une grosse tour résidentielle qui domine l’ensemble. Ce n’est pas le cas ici.

Ce plan de château tracé avec sa « ville » caractérise une ville neuve. Il s’agit d’un concept largement diffusé au cours des XIIIe et XIVe siècles dans le sud-ouest de la France où il est connu sous l’appellation de bastides et de sauvetés. En ce qui concerne le comté de Luxembourg, la forme de ville neuve se retrouve, dans une certaine mesure, dans l’actuelle province de Luxembourg, à Marche-en-Famenne et à Lomprez. Les sites préexistaient toutefois sous forme d’habitat rural modeste. Dans ces deux villes d’inégales grandeurs et aux destinées inversées, le château occupe l’angle d’une ville de plan plus ou moins quadrangulaire d’où il gère l’eau inondant les fossés et un moulin. L’église occupe une position centrale dans la ville. La connaissance des origines de ces deux lieux est très lacunaire. Mais les éléments à la fois historiques, archéologiques et topographiques permettent d’esquisser l’évolution des lieux et le passage à la ville.

À Marche, dès le milieu du IXe siècle, un premier noyau d’habitat s’est constitué au sommet d’une légère butte à l’abri des inondations, là où fut construit l’église dépendant de l’abbaye de Stavelot. On ignore tout des structures d’habitat, de la résidence castrale des comtes de La Roche à Marche avant le début du XIVe siècle. Jean l’Aveugle y apparaît le déclencheur du développement économique de la place avec trois franches foires octroyées en 1311, en plus du marché hebdomadaire. La décision de fortifier la ville impliqua de maîtriser l’eau afin d’assainir les zones marécageuses ; condition indispensable pour assurer le développement de l’habitat. Le tracé de l’enceinte est connu par le plan de Deventer du milieu du XVIe siècle. Le château, un quadrilatère avec trois ailes autour d’une cour carrée, occupe un point haut de la ville et forme l’angle ouest de l’enceinte en empiétant sur le fossé. Le château contrôle la mise en eau des fossés. Contrairement à Poilvache, le château ne défend pas les entrées de la ville. Celle-ci comportait deux portes, au nord la porte basse, vers Ciney et Namur et au sud, celle de Luxembourg.

Le plan de la ville de Marche-en-Famenne. 1. Le château ; 2. L’église Saint- Remacle ; 3. Le marché ; 4. La Porte basse ; 5. La Porte haute de Luxembourg (Cartes et plans, ms. 22.090 (52), Plan de Deventer © KBR)
Le plan de la ville de Marche-en-Famenne. 1. Le château ; 2. L’église Saint- Remacle ; 3. Le marché ; 4. La Porte basse ; 5. La Porte haute de Luxembourg (Cartes et plans, ms. 22.090 (52), Plan de Deventer © KBR)

À Lomprez, le château fut intégré à une enceinte enserrant un espace bien plus vaste que celui d’une basse-cour ordinaire. Il y avait bien la volonté d’établir une ville. L’église occupe le centre de cette espace. Les remparts sont talutés de l’intérieur pour l’établissement d’un chemin de ronde. À l’extérieur, un large fossé a été creusé et sa mise en eau était assurée par un étang de retenue alimenté par un petit ruisseau. Ce dispositif permettait aussi d’actionner un moulin. La petite ville de Lomprez, sur la seigneurie de Mirwart, s’inscrit dans le maillage que les comtes de Luxembourg cherchent à consolider entre Mirwart, Villance, Beauraing et plus loin Poilvache à partir du début du XIIIe siècle.

Plan de la ville de Lomprez. 1. Le château ; 2. Le marché où fut implantée l’église au XVIIIe siècle ; 3. Le moulin (réalisation Ph. Mignot, infographie B. Herman et F. Cornélusse © SPW-AWaP)

Deux autres villes luxembourgeoises, en lien autant avec le comte de Namur que celui de Luxembourg, fournissent des rapprochements utiles.

À La Roche, où le promontoire rocheux domine un méandre de l’Ourthe, le château s’étage sur plusieurs terrasses. Le bourg castral accolé au pied fut doté d’une enceinte conditionnelle à la charte de franchise accordée en 1331 par Jean l’Aveugle. L’accès actuel entre la ville et le château remonte à cette époque. Auparavant, la liaison était sans doute moins raide mais plus longue et plus sinueuse. En effet, il fallait longer le pied du rocher par l’est puis attendre le plateau et arriver par la crête au nord. Cet accès originel fut supprimé par les travaux des XVIe et XVIIe siècles. La configuration des lieux empêchait l’agrandissement du bourg qui resta confiné à la basse-cour originelle. C’est un peu ce qu’on retrouve à Durbuy.

Vue aérienne de La Roche. Le château médiéval domine un méandre de l’Ourthe avec le bourg au niveau de la rivière. Les ruines actuelles comportent des éléments visibles du XIVe siècle remaniés à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle (photo G. Focant © SPW-AWaP)

À Durbuy, le socle rocheux du château qui domine l’Ourthe fut modelé telle une motte de terre comme on en élevait en plaine. L’espace sommital était limité à une tour et une haute-cour assez réduite tandis que la basse-cour au niveau de la rivière adoptait un plan curviligne avec des fossés en eau. La topographie de « la plus petite ville de Belgique » a conservé cette configuration. Du point de vue chronologique, l’impression est qu’on figea dans la première moitié du XIVe siècle, une situation déjà dessinée dans ses grandes lignes au XIe siècle à une date antérieure à la première mention écrite du comte de Durbuy de 1078.

Durbuy. Plan restitué de l’enceinte d’après le plan cadastral primitif (réalisation Ph. Mignot @ SPW-AWaP)

Avant Poilvache

Dans le paysage, la relation entre le château et la « ville » a pu aussi souvent se traduire par la combinaison d’une ville haute — au niveau du château établi, dans nos régions escarpées, de préférence sur un point haut — et d’une ville basse au bord de l’eau. Cette disposition est bien connue pour des villes comme Château-Thierry dans l’ancien comté de Champagne mais aussi, pour prendre un exemple plus modeste, à Esch sur Alzette, au Grand-Duché de Luxembourg. Poilvache a pu présenter cette configuration par la présence d’une installation portuaire à Houx. On connait mieux, à partir de la fin du XIIIe siècle, le rôle économique de Poilvache, avec son hôtel des monnaies. L’infrastructure au bord du fleuve devait être à la hauteur de ce dynamisme.

Ceci oblige à reposer la question des origines de Poilvache. Il faut, à mon sens, envisager déjà une occupation antérieure à la date admise entre 1214 et 1220 (première mention écrite 1228). L’occupation à Houx doit y être très ancienne du fait de la présence de gués et d’une traversée facilitée par une île. La paroisse ancienne de Senenne sur la rive gauche qui s’étendait aux deux rives imposait le passage par Houx.

Il est inconcevable que l’habitat de Houx, au niveau de l’eau soit resté à ce point exposé par un sommet dépourvu de toute protection.

Dans le voisinage de Poilvache, Bouvignes et Dinant ont été confrontés à cette menace identique d’abandonner un point haut sans défense. À Dinant, le point nodal était en bas avec la collégiale qui succédait à une abbaye royale. C’est à l’aplomb de ce point que fut érigé un château, recouvert par le fort actuel. Á Bouvignes, le château occupait certes un éperon mais lui et sa basse-cour, puis le bourg étaient dominés par le rebord de plateau. Il était indispensable, à un peu plus de 200 m au nord du château, d’y construire un contre-château (Crèvecœur) et cela, en même temps que le château du bas.

Si le plan des ruines du château proprement dit de Poilvache suggère une date de construction au plus tôt, et vraiment fort précoce pour nos régions, autour de 1220, cela ne doit pas écarter l’existence d’une fortification antérieure en surplomb de Houx. Quelques faits historiques vont en ce sens.

On sait qu’en 1189, Thibaut, comte de Mousson et de Bar, avait suivi de près les négociations au sujet de l’héritage du vieux comte. Sans attendre d’épouser la fille de Henri l’Aveugle à une date inconnue, comprise entre le milieu 1197 et le milieu 1198, dès la mi-septembre 1197, il était parti à l’assaut du comté de Namur. Expédition militaire et mariage ne relevaient pas d’un coup de tête. En 1214, trois mois après le décès de son mari Thibaut, Ermesinde épousait en secondes noces Waleran de Limbourg, duc de Limbourg. Cette fois, c’est son beau-fils et futur gendre, Waleran de Limbourg, plus tard seigneur de Montjoie et de Poilvache, qui conduisit des attaques contre Bouvignes, Samson et même jusqu’en Hesbaye, à Atrive.

Ces opérations militaires, signalées dès 1197, tendent à prouver que les troupes disposaient d’une base dans la région. À nouveau, on peut penser que Poilvache, qui ne portait pas encore ce nom — mais celui de Méraude n’est guère cité — servait de point stratégique.

Bibliographie

DE MEULEMEESTER J. et MIGNOT Ph., Donjons et châteaux. Synthèse. Fortifications et châteaux en Wallonie, dans MAQUET J. (dir.), Le Patrimoine médiéval de Wallonie, Namur, 2005, p. 391-399.

MARGUE M. et PAULY M., Saint-Michel et le premier siècle de la ville de Luxembourg, dans Hémecht (Revue d’histoire luxembourgeoise), 39, 1987, p. 5-83.

ZIMMER J., Aux origines de la Ville de Luxembourg, Luxembourg, 2002 (Dossiers d’archéologie du Musée national d’Histoire et d’Art et du Service des Sites et Monuments nationaux, VII).

MEUSE ET AISNE

Patrice Bertrand

QUOI DE NEUF A POILVACHE ?