Poilvache a depuis longtemps suscité la curiosité et l’étonnement des voyageurs. Le site fortifié, perché sur ses hautes falaises de calcaire, et ses légendes fabuleuses ont fait les beaux jours de la littérature romantique du XIXe siècle. Les ruines envahies par la végétation ont nourri l’imaginaire des écrivains. Par ailleurs, la botanique, le paysage, l’archéologie et l’histoire sont autant de thématiques largement développées dans les chroniques d’excursionnistes ou les guides du voyageur.
Impression d’artistes
Dans les premières décennies du XIXe siècle, la vallée de la Meuse et celle de la Lesse constituent des objectifs touristiques pour de nombreux voyageurs lancés à la découverte de nouveaux paysages. La vallée de la Meuse est considérée comme une des plus belles et des plus diversifiées de Belgique. Cette variété de paysages romantiques et pittoresques suscite l’étonnement et l’admiration de nombreux artistes qui n’hésitent pas à remonter le cours du fleuve en bateau jusqu’à Dinant. L’Anglais William Turner (1775-1851) y passe en 1824 puis encore en 1839, lors d’un voyage sur le Rhin. Sans doute depuis le chaland à bord duquel il voyage, il exécute un dessin de Poilvache dont il réalise une aquarelle illustrant les escarpements rocheux de la vallée et les champs de blé en bord de Meuse par un traitement abstrait des couleurs, de la lumière et des ombres1.
En 1845, Dudley Costello est frappé par le contraste entre les deux rives du fleuve à hauteur de Poilvache : « La route s’étend au pied d’une paroi rocheuse sur la rive droite de la Meuse, tandis que sur la rive opposée, la vallée et les hauteurs sont cultivées à perte de vue »2.
L’attrait de la vallée mosane a emmené sur ses rives d’autres artistes anglais tels Robert Batty3 en 1826 et George Arnald4 en 1825. Les peintres-lithographes comme Jean-Baptiste Madou ou Paul Lauters excellent dans l’illustration des albums de voyages, très en vogue à cette époque.
Voyageant en bateau, les écrivains et les artistes décrivent avec force détails le paysage qui s’offre à leur regard. Dans une lettre écrite à Dinant peu avant 1845, un étudiant prénommé Julien rapporte à son ami Paul qu’il a entrepris une excursion dans la province de Namur. Parti de Dinant en bateau à vapeur, il évoque la forteresse de Poilvache en ces termes :
« Le paysage devient plus sombre. Sur ma gauche je vois se dresser une autre montagne dont la cime se cache dans un brouillard épais. Quelque chose de gigantesque me frappe dans cette masse sévère dont je n’aperçois pas la fin, mais que je devine par un pan de mur écroulé : c’est un vieux château, et j’apprends qu’au sommet de cette haute montagne fut autrefois la forteresse de Poilvache, ancien bâtiment construit, croit-on, par une tribu de Bohémiens, maintes fois assiégé dans les terribles guerres civiles qui ensanglantèrent cette partie du pays, démoli, puis reconstruit, saccagé de nouveau, et devenu enfin ce que je vis quand un rayon de soleil eut dissipé le brouillard : une trainée de ruines »5.
Des excursionnistes à Poilvache
Poilvache fascine depuis le fond de la vallée et d’aucuns n’hésitent pas à se lancer dans d’intrépides excursions pédestres vers la forteresse. Ainsi, parti de Namur en bateau à vapeur, Adolphe Siret offre le récit d’une promenade qu’il entreprend en 1851 avec quelques amis vers les ruines de Poilvache. Il s’agit d’une des premières descriptions détaillées du site dans lequel une végétation est omniprésente :
« A six heures du matin, par un magnifique soleil, nous sommes debout sur le pont du bateau vapeur les trois coups de sifflet donnés, la petite proue gracieuse de la Dinantaise fend les flots anodins de la Meuse et, après avoir remonté le fleuve pendant trois lieues, nous arrivons au petit village de Houx sur la tête duquel Poilvache suspend ses tours et ses murailles ruinées. En débarquant sur la rive, le fermier du passage d’eau veut nous servir de guide. Un guide, allons donc ! Pourquoi faire ? D’ailleurs nous ne voulons pas suivre le chemin battu ; nous voulons prendre d’assaut les quelques pierres qui restent encore de l’antique château. Après quelques minutes d’ascension sur une pente découverte assez raide nous rencontrons des broussailles épaisses hauteur d’homme ; nous faisons halte et nous nous consultons pour savoir si nous irons trouver la route ou si, hardis aventuriers, nous nous fraierons un passage à travers ces touffes de hêtres et d’églantiers jusqu’alors inexplorées. En avant, voilà notre réponse ; hélas ! Nous avions sans doute le courage des preux chevaliers que nous voulions imiter, mais il nous manquait leur cuirasse ; image de la jeunesse intrépide mais imprudente, nous laissons un lambeau à chaque épine de la route et notre orgueil d’assiégeants nous coûte un vêtement à peu près complet. Enfin les mains écorchées, le visage endolori, les cheveux remplis de débris de feuilles, les habits déchirés, nous mettons le pied sur les grosses pierres à fleur de terre qui constituaient autrefois l’enceinte de la forteresse. Le fait le plus curieux c’est que nous débouchons précisément côte à côte du plus facile et du plus délicieux chemin qui se puisse voir bref, nous jurons, mais un peu tard, qu’on ne nous prendra plus. Nous réparons tant bien que mal les effets de la brèche et reprenant vite notre aplomb, dame philosophie aidant, nous sentons se réveiller en nous la curiosité, le désir de trouver quelques vestiges de cette génération qui n’est plus ; nous comptions découvrir pour le moins quelque coupe aux libations, quelque réduit secret renfermant des clefs, des coins de monnaie ou tout autre objet de ce genre. Avec la modestie qui nous distingue, nous étions sûrs que les siècles destructeurs, les milliers de touristes passés là avant nous, n’avaient pas eu notre perspicacité et que nous seuls, nous parviendrions à découvrir ces trésors cachés. Vous le voyez, lecteur, une première leçon ne nous avait pas corrigés et si notre outrecuidance mérite pardon, ce n’est assurément que par la franchise que je mets à confesser nos fautes. Poilvache n’est plus rien, on ne saurait pas même en faire une grange. L’enceinte est immense, on peut parfaitement en suivre les traces par les débris des murailles sauf du côté du midi où ces traces semblent se perdre et où il serait permis de supposer que le mur d’enceinte s’arrêtait. Peut-être la défense avait-elle compté sur le ravin qui borde de ce côté la forteresse, c’est peu probable, car vers la Meuse, c’est-à-dire l’ouest, le ravin est plus profond et cependant les murs, en juger d’après ce qui reste, devaient être formidables au nord la pente est plus douce ; à l’est est l’entrée qui donne sur un vaste plateau dont elle est séparée par des fossés et par un pont aujourd’hui détruit ; les murs étaient reliés aux quatre angles par des tours ; celle du nord est vide, celle du midi est comblée, les deux autres sont couchées dans la poussière ; de l’ouest à l’est, vers le milieu, s’élève un vieux pignon en pointe relié aux murs qui, de ce côté, sont encore debout jusqu’à la hauteur des consoles supportant le plafond lesquelles consoles sont très visibles ; à peu de distance de ce pignon se trouve un souterrain à issue inconnue ; plus loin est un autre souterrain actuellement comblé de pierres auxquelles une eau stagnante sert de linceul ; vers l’est, un peu en dehors du milieu de l’enceinte, on voit un large puits à moitié rempli de décombres. Tel est en peu de mots, le spectacle que présente maintenant l’ancien domaine de la maison de Luxembourg. Entre les tours du nord et du midi, le mur d’enceinte n’est pas complètement détruit ; vers le milieu, du côté de la Meuse et au centre d’un pan de mur encore debout, soit grâce au hasard, soit grâce un boulet de canon, une brèche est pratiquée ; je ne sais si la main de l’homme a passé par là ou bien si le destructeur à barbe blanche y a touché de sa faux, mais rien de plus ravissant que le tableau qui s’aperçoit à travers ce cadre pittoresque ; l’ouverture est ovale et laisse voir les flots si purs de la Meuse serpentant capricieusement au pied de la montagne, l’horizon bordé par de vertes collines, l’uniformité brisée par quelques beaux rochers et de ci de là deux ou trois villages tranquillement adossés des bois touffus ou longeant le bord de l’eau ce jour-là les cloches des églises voisines se répondaient l’une à l’autre de leurs sons les plus joyeux […] Environ mi-côte de la montagne, en face de la Meuse, on voit une forte muraille qui enserre un plateau de peu d’étendue. Comment communiquait-on de là au château puisque le rocher est à pic et qu’il est impossible d’y parvenir ? Les habitants du lieu assurent que là se trouve un puits auquel on ne peut arriver ; d’autres prétendent que le lien de communication entre ce lieu et le château est un passage souterrain qui va aboutir au grand puits de l’enceinte cela se peut, mais jusqu’ici ce passage n’a pas encore été découvert. A quelque distance du château et séparé par le ravin du midi, se trouve, sur un mamelon élevé, une tour carrée en ruines, appelée sur la carte de Ferraris Tour des Monnaies, et par les villageois Tour des Géronsarts. Dans le flanc de la montagne de Poilvache, l’entrée du ravin, existe remplacement d’une ancienne tour, nommée par les habitants Tour de la Monnaie. On devait donc supposer qu’on frappait monnaie au château de Poilvache et pourtant nul ne s’était occupé de remonter la source des appellations bien caractéristiques qui précèdent. Aujourd’hui, le doute n’est plus permis et voici de quelle manière on est arrivé la découverte de la vérité, il existait en Belgique de nombreuses pièces de monnaie portant pour légende moneta meravd, or, on a été de longues années sans savoir où pouvait être situé cet atelier de Meraud ou Meraude […] en warde Meravde son chastiaul, que on nomme communément poilvaiche »6.
Dans un guide consacré aux Ardennes paru en 1856, il est question des couleurs de Poilvache dans une conversation qui s’engage entre quatre amis lorsque ceux-ci arrivent à hauteur des ruines. L’un d’eux s’écrie :
« Castrum Bohemorum, c’était le nom de Poilvache autrefois, dit M. Ster. Le château des Bohémiens ! Traduisit Thomas. C’était intéressant pour nous. Poilvache était doucement éclairé sur un riche fond de ciel. Le lierre qui ronge ses pans de murailles avait en certaines places des tons d’un vert incomparable, tandis que le roc qui sert de base au colosse affaissé était de couleur bronze. Il ne reste malheureusement plus guère de hauts profils de ces antiques constructions qui s’étendaient sur un espace immense. Tout s’est un peu égalisé de niveau sous le poids du temps »7.
Le docteur Fremder rappelle en 1858 l’existence d’un atelier monétaire à Poilvache jadis appelé Méraude8. Tandis que Jérôme Pimpurniaux suggère un lien entre Poilvache et « pille-vache » rappelant les « habitudes rapaces de ceux qui occupaient les manoirs féodaux »9.
Le cadre naturel et sauvage de la région dinantaise est très apprécié et abondamment décrit au XIXe siècle par de nombreux auteurs mais la contrée reste néanmoins difficilement accessible à tout un chacun. Les chemins en bord de Meuse ne sont pas toujours très praticables, aussi pour rejoindre Dinant, le bateau est préféré à la diligence ou la calèche. Si les excursionnistes sont avant tout issus de la bourgeoise aisée, dès 1862, l’avènement du chemin de fer dans la vallée de la Meuse permet à un plus grand nombre de profiter des beautés paysagères et patrimoniales mosanes. Pourtant le bateau à vapeur est toujours apprécié des voyageurs et ne semble pas trop souffrir de la concurrence ferroviaire. Dans les années 1870-1880, il effectue le trajet entre Namur et Dinant, devenu un centre de villégiature très prisé10, trois fois par jour durant la période estivale. Certes, le trajet est plus long qu’en train mais il est moins ennuyeux car les journées ensoleillées de l’été permettent d’admirer la beauté de la vallée et ses changements de paysages.
Katherine Macquoid, une écrivaine anglaise en villégiature dans la vallée mosane en 1881, rapporte que
« La ligne de chemin de fer traverse le fleuve à Yvoir, les falaises sont très hautes et les ruines du château de Poilvache s’accrochent au sommet de celles-ci. Il y a un embarcadère dans le petit village de Houx, juste au pied des ruines. La falaise sur laquelle repose le château semble surplomber le petit village ; à sa base il y a un renfoncement qui a la forme d’un étroit croissant si bien qu’il y a juste la place pour quelques maisonnettes recouvertes de vignes, une petite école toute grise, la petite église autour de laquelle se blottissent les maisons, ainsi que le château au bout du village. En avant-plan du village il y a un îlot de verdure qui descend en pente douce vers le fleuve, cette pelouse est occupée par quelques vaches brunes qui broutent tranquillement le pâturage »11.
L’auteur qui séjourne dans un hôtel de Dinant consacre une bonne partie de ses loisirs à des excursions dans la région. Par une journée ensoleillée, elle décide de partir à la découverte de Poilvache :
« L’après-midi, nous avons pris le bateau à vapeur et sommes allés à Poilvache, ou plutôt au débarcadère de Houx, au pied du rocher sur lequel repose le château. Plus que jamais Houx nous apparaissait comme un village minuscule. Nous avions peine à croire qu’il pouvait abriter trois cents habitants, car après notre arrivée, nous avons juste croisé deux enfants et quelques chèvres avant de commencer l’ascension assez raide vers Poilvache. On nous avait dit que des Celtes, qui se trouvent au musée de Namur, avaient été trouvés ici à Houx. L’étroit virage près de la petite église, avec sa tour carrée et son court clocher, ainsi que le château moderne du Comte de Lévignan, nous amena dans un vallon accidenté mais pittoresque, avec ses petites masures en pierre sur la gauche du petit ruisseau qui dévale vers la Meuse et un bois sur la droite, qui nous fit de l’ombre tandis que nous gravissions le sentier. Bientôt les maisons disparurent et une grande colline bien verte surgit devant nous. Nous devions maintenant quitter l’abri fourni par la forêt avec ses jolies bordures de fleurs sauvages. Il fut assez facile de traverser l’étroit ruisseau pour monter le versant sur notre gauche. Le château de Poilvache est beaucoup plus haut qu’il ne le semble quand on se trouve en bas et de ce côté la pente est raide et difficile à gravir, surtout sous un soleil de plomb ! Mais nous fûmes amplement récompensés par les splendides vues que nous découvrions à tout instant, les gorges sombres derrière nous, où les pins paraissaient noirs, et devant nous les magnifiques échappées sur la Meuse. Quand nous sommes arrivés au sommet de cette haute colline, le fleuve coulait juste en dessous de nous, ondulant à travers le paysage vers Dinant, tel un serpent argenté. Nous sommes entrés par ce qui avait dû être une immense douve de fossés en face d’une tour qui tombait en ruines. Du bas nous avions vu quelques tours et quelques murs d’enceinte les séparant, construites tout au bord des hauts rochers qui surplombent la vallée, mais nous fûmes abasourdis de voir l’énorme étendue recouverte par les vestiges de ce château, certains d’entre eux étant toujours en bon état, bien dressés dans le prolongement des murs et des tours. On aurait pu passer une journée entière dans ces ruines, il y a tant à découvrir ! Un grand paysan en sarrau se dirigea vers nous et nous montra l’étang et la prison et quelques magnifiques voussoirs dont l’étendue est inconnue, car jusqu’à présent ils ont été obstrués par les débris qui sont tombés. Cependant le propriétaire actuel a commencé à creuser et on dit qu’il y aurait lieu de penser que des passages souterrains menant vers la Meuse aient existé. Ceux-ci auraient facilité la communication avec la tour de Crèvecœur en face. Un peu plus loin nous avons pu admirer un pavement en mosaïque qui avait été découvert quelques semaines avant notre visite. Il y a un magnifique puits ici dont on dit qu’il descend jusqu’à la base du rocher. Maintenant il est rempli à moitié de déchets, mais est assez stable et solide pour durer toujours. Les ruines occupent un espace tellement vaste qu’il semble qu’il faille toute une journée pour atteindre les vieux créneaux qui surplombent la Meuse. La vue est magnifique depuis les remparts en ruines mais cela donne le vertige ! En effet, bien que ces murs soient en partie recouverts de lierre et de ronces, ceux-ci ne forment aucun écran de protection, ils semblent être suspendus dans les airs. Le rocher descend à pic vers le fleuve en dessous. En face de nous, sur la droite on aperçoit Moulins et sur la gauche Bouvignes et Crèvecœur. En dessous de nous, la splendide et grandiose Meuse serpentant gracieusement entre les parois escarpées couvertes d’arbres ou de rochers nus, et de maigres touffes d’herbes poussant çà et là. Sur la droite, la Meuse effectue un virage serré et on la perd de vue mais sur la gauche on peut suivre ses boucles relativement loin. Sur le côté opposé à la petite vallée par laquelle nous étions montés ici, on peut voir les ruines de la Tour de Monnaye. Elles semblent être tout à fait inaccessibles, perchées au bord du rocher. Les origines du nom Poilvache sont très contestées. Selon certains, il venait du Pont des Vaches, tandis que d’autres affirment que Pille-Vaches est plus vraisemblable. Mais tous s’accordent à dire qu’il fut un refuge pour les brigands et les pillards et qu’il fut construit par ces magnifiques héros des Ardennes et des environs, les quatre fils Aymon. C’est dans les grandes galeries souterraines de Poilvache que Renaud de Montauban monta sur Bayard, son cheval magique, qui, plus d’une fois échappa à la vengeance de Charlemagne. Notre guide était intarissable à ce sujet mais il semblait croire qu’en tant qu’étrangers, nous n’avions jamais entendu parler des quatre fils Aymon ou de Charlemagne. Écoutez, dit-il, Charlemagne était un grand roi, un empereur même, et ce n’est pas vrai que Renaud a tué son neveu Berthelot. Mais Charlemagne en était persuadé et devait donc venger la mort de son neveu. Quand les quatre fils Aymon arrivèrent au château de Poilvache sur le dos de leur splendide cheval, il les poursuivit de suite. Mais il ne parvint pas à attraper Renaud, car il s’est réfugié dans ces magnifiques galeries souterraines, galeries qui mènent à la Meuse, et elles sont là, mon Dieu ! Les galeries sont toujours là. Les ronces tendaient leurs longues tiges rougeoyantes tout autour des tours circulaires et les fleurs sauvages avaient joliment pris possession de l’espace entre les murs brisés et les voussoirs. Le château de Poilvache n’est pas aussi pittoresque que Montaigle car il est bâti sur un sol plus plat, mais il est plus intéressant […] Je n’avais jamais vu de ruines qui donnent une aussi bonne idée de la puissance de ces féroces et violents tyrans du Moyen Age. Placées si haut et si loin de toute habitation, si grandes qu’elles formaient une véritable petite ville, et montrant une telle quantité de constructions massives, de galeries souterraines, de voussoirs, de prisons, on pouvait vraiment ressentir comment l’esprit de George Sand se serait révolté parmi les ruines de Poilvache, et au travers des innombrables vestiges de la tyrannie qui foisonnent sur les hauteurs et dans les vallées de la Meuse et des Ardennes. Nous sommes redescendus par un chemin moins escarpé du côté d’Yvoir, bordé de sapins. La vue de ce côté est plus large mais pas aussi variée qu’elle ne l’est sur l’autre versant. Nous avions l’intention de retourner à Dinant par les chemins de campagne mais nous avions si longuement visité les ruines de Poilvache qu’il était tard. J’étais aussi quelque peu fatiguée et nous décidâmes d’attendre en bord de Meuse le bateau à vapeur qui revenait de Namur. Quelques vaches arrivèrent sur la route suivie par un vieil homme et une vieille dame dont les visages respiraient la joie et la sérénité. Il semblait qu’ils avaient traversé la vie main dans la main, ne cherchant qu’à s’aimer et s’entraider »[tooltip tip= »MACQUOID 1881. »]12[/tooltip].
Des récits légendaires
Les aspects sauvages de Poilvache auréolés de mystères ont depuis longtemps inspiré aux auteurs plusieurs récits légendaires. Les Légendes de la Meuse de Henri de Nimal évoquent le siège de la forteresse en 1322 par les Dinantais et la ruse avec laquelle la forteresse fut prise grâce aux peaux de vaches que les assaillants avaient revêtu13. Les légendes sont utiles pour apaiser craintes et questionnements. Très connue, celle des Quatre Fils Aymon relate que ces derniers, poursuivis par Charlemagne pour avoir tué (accidentellement ?) le neveu de l’empereur, trouvent refuge dans un château nommé Montfort mais que beaucoup identifient comme étant Poilvache14. Une autre légende luxembourgeoise raconte l’histoire d’une rivalité amoureuse entre Evrard de Wiltz épris de la dame du château de Poilvache, la belle Adrienne de Clervaux et le seigneur de Poilvache15. La Pierre du Diable est un récit légendaire très populaire dans la région. Il raconte qu’« Aux premiers temps du christianisme, Saint-Martin, missionnaire zélé, prêchait dans la région de Namur. De son côté, le diable, chef du paganisme, irrité par les conquêtes du saint homme, tentait à chaque occasion de lui mettre des bâtons dans les roues. Ainsi, saint Martin conçut le projet d’ériger une église à Senenne-Anhée. Il s’assura de la collaboration des artisans du village, les terrassiers, les maçons, les charpentiers… et accepta aussi l’aide des femmes et des enfants pour apporter les matériaux. Par une belle nuit claire et étoilée, pendant que le démon vagabondait à travers le monde, saint Martin mobilisa ses chrétiens. Il bénit le lieu choisi, traça le plan de l’église, puis donna l’ordre d’en commencer immédiatement la construction. Avec une ferveur inhabituelle, les ouvriers, dévoués et compétents, continuaient leur travail nocturne. Toute la nuit, saint Martin priait, les yeux levés vers le ciel, jusqu’au moment où, peu avant l’aube, on plaça la grande croix de fer sur le clocher de l’église. À ce moment, saint Martin, suivi de la foule, pénétra dans l‘édifice pour y célébrer la messe. À la fin de cet office, au moment de l’Ite missa est, on entendit le coq chanter. Au premier rayon de soleil, Satan réapparut de l’autre côté de la Meuse et se dirigea vers le rocher de Poilvache. Stupéfié, il aperçut la nouvelle église de Senenne. Il comprit de suite que saint Martin était l’auteur de ce vilain tour. Alors, avec une fureur diabolique, il arracha un énorme bloc de pierre du rocher et le lança dans la direction de l’église. Heureusement, celle-ci étant déjà bénite, le Mal ne pouvait plus rien contre elle. Le bloc de pierre, tombé au bord du Chemin des patriotes, est toujours resté là où le diable l’a lancé et s’appelle, depuis lors, La Pierre du Diable. Quant à l’église de Senenne, construite sous les auspices de saint Martin, elle a attiré des fidèles des siècles durant »16. Enfin, plus récemment, l’histoire des joyaux de Poilvache est contée par Nicole Mackenneth. Elle met en présence Louise, l’épouse du châtelain Guillaume de Poilvache éprise du jeune et beau seigneur du château Thierry, et un sac d’émeraudes…17
Les premiers guides touristiques
À partir de 1870, paraissent de nombreux guides touristiques qui vantent les charmes de la vallée mosane et dans lesquels Poilvache trouve une place de choix18.
En 1874, Elizé de Montagnac met en avant l’aspect croulant et démantelé du site et se hasarde à expliquer l’étymologie de Poilvache :
« Nous pûmes voir les vieilles tours de Montorgueil & Crèvecoeur & plus loin les ruines de Poilvache couronnant un immense rocher aux stratification bizarres, plaquées de verdure aux endroits les moins escarpés, Poilevaque est un bourg croulant & démantelé, d’où les quatre fils Aymon, ou quelques seigneurs plus authentiques, s’élançaient pour enlever les bestiaux dans la plaine »19.
Les envolées littéraires d’Émile Van Bemmel se jouent du contraste des vestiges d’une puissante construction endormie à jamais sous une végétation envahissante :
« […] nous voyons au-dessus du village de Houx se dessiner sur la crête d’un rocher les ruines croulantes de la jadis moult gaillarde forteresse de Poilvache. Il n’y a rien qui ressemble plus à une ruine qu’une autre ruine. Ce qui en fait le charme, c’est la verdure, c’est le lierre dessinant des festons capricieux sur la maçonnerie crevassée ; c’est la mousse et la joubarbe croissant dans les fentes, d’où s’échappe par intervalles le lézard qui vient se griller au soleil, se confondant avec le ton grisâtre de la pierre ; c’est le jeu des ombres et de la lumière lutinant dans les contours fantastiques des arceaux brisés, c’est la vue que l’on découvre par une lucarne qui fut une meurtrière, ou du haut balcon qui fut jadis une porte ; c’est le fouillis de lignes brisées et de tons heurtés que le temps a recouvert de sa poussière ou de son vernis vénérable. Chose étrange ! Quand on est au milieu de ces reliques de quelque ancien manoir, on pense bien plus à celui qui l’a détruit qu’à celui qui l’a édifié »20.
Le guide de l’excursionniste de Constantin Rodenbach édité en 1879 évoque l’aspect grandiose des ruines de Poilvache tel un gigantesque tombeau :
« On aperçoit à l’orient, au-dessus du pont oblique du chemin de fer, les débris imposants de la forteresse de Poilvache. De loin ils semblent être devenus du granit, comme le roc majestueux qui les porte. Aux pieds du colosse tombé, les maisonnettes de Houx se groupent autour d’une chapelle à clocher pointu […] En face même du pont, sur la droite du nouveau cimetière de Houx, s’accusent nettement les traces du sentier qui escalade les hauteurs de Poilvache […] Nous côtoyons un ravin abrupt, sauvage, à demi enseveli dans l’ombre ; à gauche une zone de prairies et de terres cultivées se développe à nos yeux ; à droite s’étend un épais bois de sapins et de mélèzes où les oiseaux jaseurs cherchent un abri. Le petit sentier est raide et mélancolique ! Il forme le trait d’union entre l’humble cimetière villageois de Houx et la gigantesque tombe de Poilvache où dorment les siècles féodaux ! Arrivés sur le plateau inondé de lumière, asseyons-nous sur le velours des mousses pour interroger les ruines qui se dressent devant nous. Les rives de la Meuse, depuis ses sources jusqu’à son embouchure, n’offrent aucun château que la tradition ait rendu plus fameux. La position si forte de Poilvache formait déjà un point stratégique important contre les entreprises guerrières […] Nous entrons dans la ruine en traversant un large fossé, là où jadis s’abaissait le pont-levis commandé par une haute tour, aujourd’hui croulante, et qu’on appelait « la tour des Bohémiens ». Quelques sapins ont été plantés devant l’entrée et forment comme une avenue. L’enceinte de Poilvache […] est immense, et révèle toute la grandeur barbare, toute l’orgueilleuse puissance des premiers seigneurs féodaux. Sur l’extrême bord du rocher, qui lui prêtait une merveilleuse défense naturelle, s’élèvent encore quelques pans de murs, quelques tours d’une solidité à défier les âges. Les parties même qui se sont écroulées sont tombées d’une pièce et restent entières gisant sur le sol. Le terrain compris dans l’enceinte du château à une superficie de 1 hectare 54 ares. Il est presque entièrement envahi et encombré par des broussailles et herbes folles. Des taillis inextricables, des massifs de verdure sombre s’épaulent dans les angles des vieux murs. L’intérieur du schloss, entre trois pans de cette enceinte, est d’un aspect lugubre ; partout une solitude profonde, une atmosphère de mélancolie. Suivons cette muraille usée, dévastée, ayant à ses pieds des écroulements étranges où la ronce et l’ortie dressent leurs aiguillons. Au premier angle du mur s’ouvre une chambre basse voûtée ayant environ 9 mètres de longueur sur 4 mètres de largeur. Un autre souterrain d’une longueur double la suit. En obliquant légèrement à gauche, nous rencontrons un passage étroit où jadis s’élevait une poterne avec herse, donnant entrée dans la seconde enceinte. Quelques pas plus loin, sur la droite, surgit un vieux pignon, coupé angulairement sur le ciel, reste d’une habitation du gouverneur du château. Près de là, sur la gauche, caché par un buisson rougeâtre qui en défend l’approche, l’ancien puits, œuvre remarquable de patience et de hardiesse des premiers occupants du plateau. Il avait 75 mètres de profondeur, sur plus de 2 mètres de largeur, et était percé dans le roc vif jusqu’au niveau de la Meuse. Aujourd’hui, il est aux trois quarts comblé par des pierres énormes, mêlées à des décombres. En suivant la muraille d’enceinte nous arrivons à « la tour du Nord » ; c’est la mieux conservée de toutes. En hiver des animaux sauvages y cherchent parfois un abri. Elle semble regarder la vallée d’Yvoir dans l’attitude d’un oiseau de proie dont le poignet serait brisé. Un mur long de 80 mètres et parallèle à la Meuse, relie cette tour à « la tour du midi ». Au centre, une large meurtrière s’ouvre au soleil couchant. Cette brèche a été faite, dit-on, par des artilleurs autrichiens qui, il y a un siècle, canonnaient de là les patriotes sur la rive opposée […]. Un peu au-dessous de la « tour du midi » gisent les débris de la « tour de Monaye » l’ancien atelier monétaire de Poilvache, dont l’enceinte est si complètement isolée qu’il paraît impossible de l’aborder soit par le haut du rocher, soit par le bas. On y avait accès, sans doute, par quelque galerie secrète, aujourd’hui perdue. Nous avançons ; au midi, plus de traces de murs ; les pierres ont glissé sur la pente rocheuse et plus d’une a servi à édifier les maisons de Houx. C’est de ce côté que le château a été battu en brèche et emporté d’assaut par les milices de Liège et de Dinant. Il suffit de sonder l’abîme qu’ont franchi ces audacieux guerriers pour être pris de vertiges. Voyez-vous cette tour carrée qui chancelle sur un mamelon isolé, à une portée de canon devant nous ? C’est « la tour de Géronsart », un fortin bâti en pierres de grand appareil et qui, suivant M. Nicolas Hauzeur, remonterait à l’occupation romaine. Cette tour dépendante de Poilvache, domine le château moderne de M. le comte Lallemend de Lévignan. En appuyant un peu plus à gauche, on arrive à une cave ou citerne murée qui jadis était toujours à moitié remplie d’eau. La source qui l’alimentait s’est dérobée il y a quelques années et c’est pour la retrouver qu’on a jeté à bas la voûte bombée qui recouvrait la citerne. Nous marchons vers l’Orient, lorsqu’arrivés à peu près à la hauteur du puits, nous apercevons l’entrée obscure, grossièrement cintrée, des vastes souterrains dont les villageois rapportent la construction aux Quatre fils Aymon […] Et vraiment, ces longs corridors, dont aucun mortel depuis des siècles n’a sondé la profondeur, donnent nous ne savons quelle épouvante à ceux qui y plongent le regard. Ils sont peuplés de rats, de lézards et de chauve-souris. Entre cette galerie et la poterne gisent les débris d’une tour éventrée à laquelle on donne dans le pays le nom de « burg des Romains ». Aux abords de cette tour antique se développe un bouquet sauvage où abondent des plantes, des arbustes, des buissons hargneux. Puis vient le « boulevard de Luxembourg » qui se reliait par une galerie souterraine (frappez le sol, il sonne creux) à la grosse « tour des Bohémiens » – usage ancien de l’homme de guerre de désigner par un nom chacun des vieux murs avec lesquels il s’identifie, et qui parfois rappelle les mémorables circonstances de quelque fait d’armes qui s’y est accompli. Au-delà de l’enceinte fortifiée, en s’avançant vers l’Orient, se découvre un plateau uni, couvert de quelques maigres arbustes. Sa contenance est de 2 hectares 40 ares. Il servit jadis d’assiette à un camp retranché, protégé par un mur aujourd’hui ruiné, et par des fortins détachés, dont la circonvallation se dessine sur le terrain au midi […] »21.
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les visiteurs affluent à Poilvache dont Camille Lemonnier qui évoque de manière romantique le lieu tel un vaste cimetière :
« Pour nous, qu’éperonne le désir de l’inconnu, nous nous arrêtons de préférence devant le roc légendaire de Poilvache, dont la sévère silhouette, lambrequinnée de pans de murs ébréchés, s’incruste durement dans le ciel par-delà Yvoir, couvrant de son ombre les maisons tassées à sa base comme de gros champignons. Une rampe escarpée, où le pied butte contre des débris, file à la gauche de sa gigantesque croupe sous les éclaircies de feuillages : de bosse en bosse, conduit au solitaire plateau au rebord duquel s’arc-boutent les restes de cette massive architecture guerrière du Moyen Age. Un lourd manteau de lierres, étoffe les antiques moellons scellés dans la montagne : comme des festons, ses feuilles lustrées s’entrelacent autour des baies et des crevasses béantes sur l’espace, pareilles à de vagues porches sous lesquels ne passerait plus que le vent. Et sur le sol inégal partout ondulent les hautes herbes des cimetières ; par moment, on le sent mollir sous la marche, comme pour révéler l’existence de voûtes souterraines et ailleurs il se bossèle d’amas pierreux du milieu desquels le lézard pointe sa frétillante croupe damasquinée. Bon endroit pour les méditations sur la vanité des choses de ce monde. Le souffle des étendues met dans les oreilles une plainte grave, où l’on croit entendre la voix des siècles disparus, tandis qu’un peu de poussière roule sur toutes les autres poussières gisantes dans l’enclos. Et l’on pense à ces 4 fils Aymon, contemporains de Charlemagne, auxquels la tradition rapporte l’origine de la redoutable forteresse, à cette barbarie superbe des grands combats qui, pour champ clos, avaient des fleuves et des monts, à l’énormité de ces orgueils se bâtissant des aires dans la région des vautours, si proche du ciel, qu’en tombant sur les misérables serfs prostrés au pied du donjon, la foudre paraissant tomber de ces funèbres meurtrières. De cette gloire et de ces épopées, il ne reste aujourd’hui que des carcasses de maçonneries, des segments ébréchés de tours, des galeries peu à peu comblées par les éboulements ; et, comme une dérision au tumulte des prises d’armes, la sauterelle fait seule entendre son stridement monotone parmi le silence des solitudes. Ce tribut payé au charme décevant des ruines, on dévale plus allègrement la pente qui ramène dans la vallée : des paysans hâlés et secs succèdent aux ombres des héros et des baladins, et la réalité de leur grossière existence besogneuse fait penser à cet autre combat, celui du soc et de la terre. Houx, mirant dans la Meuse ses toits d’ardoise et ses vertes clôtures, n’a plus rien de féodal : une bonne petite gentilhommière de campagne s’enclave dans son territoire, regardée avec dédain par le vieux roc rechigné ; çà et là, un placide pêcheur à la ligne, assis sur la berge, achève de donner au paysage sa note apaisante et moderne »22.
Il existait autrefois une halte ferroviaire à Houx établie juste avant la traversée du pont métallique. Vers 1900, pour visiter les ruines, Edmond Rahir précise qu’il faut descendre à la halte de Houx, passer ensuite sous la voie ferrée où dans un café tout proche, le visiteur peut demander la clef des ruines. À la bonne saison, les touristes sont nombreux à s’élancer à l’assaut de la forteresse. Ils sont accueillis par un guide qui les accompagne sur le site et leur dispense des commentaires historiques.
Dans « Le Pays de la Meuse de Namur à Dinant et Hastière » paru en 1900, le célèbre archéologue bruxellois, inspiré par la littérature romantique de son époque, évoque sa visite par ces mots :
« Nous franchissons la petite porte en bois qui donne accès à l’intérieur de l’enceinte. Immédiatement à droite, à l’entrée du couloir dans lequel nous allons nous engager, on a retrouvé des fragments de houille parmi les déblais qui ont été effectués à cet endroit. Cette découverte semblerait indiquer que là devait très probablement exister l’atelier des maréchaux. Le couloir que nous parcourons ensuite porte plusieurs enfoncements où étaient placées les sentinelles ; nous y voyons aussi les traces de trois portes successives ainsi que plusieurs marches en pierre d’un escalier de ronde […] On atteint une tour de défense des murailles, située à l’altitude de cent trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la Meuse. De ce splendide belvédère la vue plane sur un immense panorama […] Nous longeons à l’intérieur la vieille muraille bordant le rocher escarpé du côté de la Meuse. Au milieu de cette partie de l’enceinte existe une grande brèche ouverte par les Autrichiens en 1789 […]
La tour de l’Ouest que nous rencontrons ensuite est relativement la mieux conservée de celles de la forteresse. A mi-hauteur on y remarque très distinctement le chemin de ronde des sentinelles. En tournant à droite, on passe à proximité des débris de la tour du Nord, et au-delà, par l’habitation du prévôt. Une petite cave que nous montre le guide, est l’objet de notre curieuse attention. Au fond de celle-ci on distingue les traces encore visibles d’une ouverture qui fut bouchée et d’où devait, très probablement, partir un long couloir permettant aux assiégés de s’enfuir en cas de surprise du château […] Continuant notre visite, nous pénétrons dans la cave la plus vaste de la ruine, celle que l’on prétend être les oubliettes du manoir. Au centre de la voûte on observe une ouverture carrée portant sur ses parois des traces d’usure bien nettement visibles, produites sans doute par la friction des chaines qui descendaient les malheureux prisonniers dans ce sombre réduit23 […] De la tour du Gouverneur, on peut voir que le mur extérieur du château, regardant le fossé, était très épais et qu’en outre il était double, divisé longitudinalement par un couloir. Ayant dépassé la Chambre du Gouverneur nous arrivons à la tour des Bohémiens qui se signale par un pan de mur aigu. On en gagne le sommet en gravissant un étroit escalier en colimaçon de vingt-cinq marches. Le guide actuel des ruines, M. Jules Guillaume, au cours de fouilles récentes qu’il a exécutées au pied de la tour des Bohémiens, a découvert un escalier de quatre marches donnant accès à une salle dans l’intérieur de laquelle il trouva des ferrures de portes, des fers de lances, une hache, etc… A droite de la porte d’entrée, il a également mis au jour plusieurs salles encore inconnues qui renfermaient des boulets, des poteries et même des fragments de verrerie »24.
Poilvache dans l’entre-deux-guerres
Durant la première guerre mondiale, les activités touristiques du site de Poilvache sont mises en veille. Dans les années 20, le tourisme dans la vallée reprend peu à peu. Le journal « Le Patriote Illustré » consacre quatre pages aux ruines de Poilvache. L’auteur de l’article invite le lecteur à la découverte de « Cette nature séduisante qui encadre un vieux castel féodal, plein d’ombre et de mystère, un ancien nid d’aigle dont les pierres croulantes se répandent à l’orée d’une forêt de pins altiers ». À Poilvache, écrit-il, « Tout se tait en présence de cette désolation, et le monument évanoui, nimbé de vapeurs matinales, dort dans un silence sépulcral ». Abondamment illustré, l’article met en scène un couple de promeneurs photographié en divers lieux du site, ce qui tend à suggérer chez le lecteur l’envie de venir lui aussi découvrir la vieille forteresse. Si quelques passages semblent s’inspirer de Rahir, l’auteur prend toutefois quelques libertés pour expliquer les origines du nom de Poilvache : « Une légende attribue le changement de nom d’Esmeraude (qui entretemps était devenu Méraude) en Poilvache à un fait d’armes assez extraordinaire survenu vers l’an 1300. Méraude était alors le théâtre d’une guerre sanglante, dite ‘de la Vache’ »25.
En 1938, W. Penmans signe un article dans la revue du Touring Club de Belgique qui met Poilvache à l’honneur. Depuis une bonne dizaine d’années, l’automobile produite en grande série constitue un moyen de locomotion autonome, accessible à chacun, et devient rapidement un facteur de développement touristique.
Le sentier à proximité du cimetière de Houx est toujours le moyen d’accès privilégié pour gagner les ruines :
« Si le touriste s’engage dans le sentier qui serpente sur le flanc méridional du vallon, il arrive après un quart d’heure de marche et de dure montée à la pointe de cet éperon. Il s’y trouve devant un mur d’enceinte à demi éboulé et par une poterne restaurée débouche sur une esplanade couverte de ruines au milieu des sapins et des broussailles »26.
On note que l’accès à Poilvache se fait par une poterne construite à l’entrée du site sans doute dans les années 20. Il s’agit d’un mur en moellons de pierre dans lequel est aménagée une ouverture surmontée d’une voûte en plein cintre rendue nécessaire pour contrôler l’accès des visiteurs.
Prudent, l’auteur avance que Poilvache ne fut pas « un véritable château féodal bâti pour la sécurité de la seule famille de son seigneur. Jamais, il n’y eut à Méraude un château de ce genre. […] Jusqu’à sa destruction, aux derniers temps de la féodalité, Méraude-Poilvache sera une position de refuge et une sorte de caserne pour des troupes d’occupation »27. W. Penmans met également l’accent sur les aspects historiques du site et semble bien documenté même s’il se hasarde toutefois à quelques conjectures : « les constructions étaient massées dans la partie orientale, là où l’éperon se rattache au plateau du Condroz. L’extrémité occidentale, notablement plus large, était dégagée et vraisemblablement servait de terrain d’exercice pour la garnison »28.
À l’instar des auteurs du siècle précédent, W. Penmans s’interroge sur la présence de la tour de Géronsart et justifie son existence par le fait d’« une position postérieure à la forteresse primitive, d’où l’artillerie pouvait contrebattre le canon des assiégeants, postés dans des replis hors d’atteinte des bombardes de la place principale »29.
Au fil de sa balade, arrivé sur la tour du Midi, l’auteur décrit le paysage :
« …la Tour du Sud d’où l’on domine la Meuse. La vue panoramique que l’on a de cet endroit est superbe. Le fleuve roule ses eaux vertes sous les pieds du visiteur. La belle vallée qui s’élargit sur la rive gauche, là où arrive d’Entre-Sambre-et-Meuse la Molignée, étale les rectangles de ses champs cultivés alternant avec de vertes prairies. Le hameau de Moulins30 se masse entre la Meuse et les premières collines d’Entre-Sambre-et-Meuse. De la rive droite du fleuve, le visiteur ne peut rien voir, tant l’espace est resserré entre le pied du rocher et la berge. Le léger pont du chemin de fer appuyé sur trois piles en rivière, se mire dans l’eau où il trace une ombre rectiligne »31.
W. Penmans termine son article par quelques mots à l’attention des archéologues :
« La place de Poilvache contient probablement dans ses ruines, bien des curiosités qui feraient la joie et l’instruction des archéologues. Malheureusement l’étendue en est si vaste que les fouilles seraient trop onéreuses et trop aléatoires. Il vaut mieux que tout reste en l’état. Le touriste qui foule ce sol où sont sans doute cachés les témoins de bien des civilisations disparues, en éprouve une émotion qui n’est pas le moindre charme de sa visite »32.
L’affluence des touristes à Poilvache est telle qu’elle justifie désormais la présence d’un « guide-gardien » permanente. L’auteur d’un article consacré à Poilvache rapporte qu’en 1937, un certain « Louis » occupe cette honorable fonction :
« Malgré son bel âge — septante ans sonnés — le brave Louis va de son pas sûr, le buste toujours droit à travers les ruines, de tour en tour, de casemate en casemate,… Je vous laisse en sa compagnie visiter ces vestiges du temps féodal : vous ne vous ennuierez pas avec lui car l’heureux bonhomme sait distraire ses visiteurs. Ainsi — il vous dira d’un ton confidentiel — qu’à Poilvache, on vit vieux, très vieux et qu’il compte atteindre la centaine en respirant les arômes des sapins, l’air vif de la montagne… »33.
En 1949, un pavillon d’accueil, construit par l’asbl Ardenne et Gaume, remplace désormais le vieux banc du guide !
Une vache savante
Mon grand-père maternel, Albert Frérotte34, fut lui aussi séduit par la beauté sauvage des ruines de Poilvache. Chaque dimanche, par beau temps, il venait flâner avec sa famille à l’ombre des pins noirs majestueux. Par un dimanche d’été 1956, se séparant rarement de son « instamatic », réflexe de ses années de chroniqueur du journal Vers l’Avenir, il aperçut avec stupéfaction dans la plaine d’Anhée une vache qui s’employait à lire la partie néerlandaise d’un grand panneau publicitaire bilingue recommandant la visite des ruines de Poilvache. Interloqué et se gardant bien de ne pas déranger le quadrupède dans sa lecture, il immortalisa l’événement sur la pellicule. Publié dans les pages du quotidien namurois, le célèbre cliché servit à illustrer un feuillet promotionnel destiné aux visiteurs. L’originalité de la photo poussa le propriétaire de Poilvache, le baron E. de Vinck, à délivrer, le 14 juillet 1956, à son auteur et à sa famille une autorisation d’accès permanente aux ruines de Poilvache.
Un accueil « professionalisé » par l’asbl Les Amis de Poilvache
Sous l’impulsion de l’ingénieur des Eaux et Forêts, Jacques Duchesne, chef de cantonnement de Dinant, une asbl (Les Amis de Poilvache) voit le jour le 13 mars 1987. Destinée à améliorer l’accueil des touristes, elle se fixe pour objectifs la promotion, l’animation et la gestion du domaine historique de Poilvache. Présidée par Jean-Louis Vande Roy, une équipe d’administrateurs enthousiastes se constitue dès 1987. Dans l’immédiat, les préoccupations essentielles des bénévoles concernent l’accueil des touristes, la rédaction d’un feuillet d’informations et la réalisation de travaux dans les ruines. En 2011, un protocole de partenariat est signé entre l’asbl et la Maison du patrimoine médiéval mosan asbl, créée à Bouvignes en 2008. Aujourd’hui, l’accueil sur le site est assuré par des bénévoles suivant un calendrier annuel précis : les week-ends d’avril à juin et de septembre à octobre et tous les jours en juillet et août. Le pavillon d’accueil, agrandi en 1989, bénéficie de l’électricité depuis 2010. L’intérêt des marcheurs pour le site est favorisé par l’intégration de Poilvache dans les balisages des chemins de grandes randonnées. Depuis 2015, des panneaux d’informations thématiques permettent une meilleure compréhension du site aux visiteurs individuels. Par ailleurs, la promotion de la forteresse auprès du grand public bénéficie de l’évolution et de la diversification des moyens de communication. En plus du bulletin de liaison dont la qualité et le contenu n’ont cessé de s’améliorer au fil des années, Poilvache dispose d’un site Internet depuis 1998 (www.poilvache.be). Depuis 1988, les membres de l’asbl ont organisé avec succès des fêtes médiévales dans la forteresse qui ont attiré plusieurs milliers de personnes. Enfin, le 23 septembre 1994, à l’initiative de l’asbl, l’Ordre de la Prévôté voit le jour. Il a pour objectif de développer des relations d’amitié entre les membres de l’association et d’honorer des personnalités soucieuses d’assurer l’essor de la forteresse35.
Bibliographie
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