Aux XIVe et XVe siècles, les bateliers descendant ou remontant la Meuse rencontrent, sur les quinze kilomètres qui séparent l’abbaye de Waulsort de la forteresse de Poilvache, plusieurs sites défensifs imposants. Bouvignes et Dinant dressent impétueusement leurs enceintes urbaines l’une face à l’autre. Crèvecoeur répond, coup pour coup, aux invectives lancées depuis Montorgueil, et vice versa. Dans cet espace frontalier disputé entre le prince-évêque de Liège et les princes féodaux, le contrôle du fleuve est au centre de toutes les convoitises. Depuis le début du Moyen Âge, le cours d’eau charrie, il est vrai, toutes les richesses produites par un monde occidental en plein développement.
Avant l’An Mil, cette portion de la vallée mosane semble être particulièrement convoitée par les institutions religieuses. Les abbayes de Saint-Hubert, de Stavelot-Malmédy, de Lobbes et de Waulsort y obtiennent d’intéressantes donations et des privilèges confortables. L’abbaye Notre-Dame de Dinant est nommément citée en 870 dans le célèbre traité de Meersen. Alors que l’empire carolingien se disloque, le comte de Namur cherche à y imposer son autorité mais se heurte aux domaines qu’administre l’évêque de Liège. Grâce à l’érection d’une fortification au sommet du rocher surplombant l’église Notre-Dame de Dinant, le prélat liégeois prend le dessus sur le prince namurois. Au milieu du XIe siècle, la domination de celui-ci s’étend néanmoins sur le fleuve « depuis le saule de Revin au peuplier d’Andenne ». Les infrastructures portuaires dinantaises sont, par contre, visiblement, dans les mains du prince-évêque. La construction d’un pont en pierre, en 1080, révèle la nécessaire collaboration des maîtres des lieux pour aboutir à la mise en œuvre de cet indispensable ouvrage : le comte Albert III, l’évêque Henri de Verdun et l’abbé Godescal de Waulsort.
Contrôler le trafic fluvial, aménager des emplacements pour l’accostage des embarcations, assurer la traversée du fleuve sont des enjeux stratégiques mais aussi économiques qui attisent les rivalités entre les puissances qui s’affrontent sur les rives de la Meuse. L’érection d’une fortification, solidement installée sur un promontoire dominant, assure à son commanditaire un avantage certain sur ses concurrents, au moins jusqu’à la fin du XIVe siècle et la généralisation des pièces d’artillerie. Elle offre aussi à ses propriétaires une visibilité qui assoit son autorité sur un territoire plus ou moins étendu.
Sur la Haute Meuse dinantaise, la première véritable fortification de ce genre semble bien avoir été élevée sur l’actuel rocher dit « de la citadelle » à un emplacement idéal, en surplomb d’un marché (actuelle place Patenier), d’un port (rive droite) et d’un passage du fleuve. Ce château est construit dès la moitié du XIe siècle, par l’évêque Nithard, selon la chronique rédigée par Gilles d’Orval. Son existence est confirmée en 1070 lors de l’attribution officielle à l’évêque de Liège des droits de battre monnaie, de percevoir le tonlieu et de tenir un marché à Dinant. En 1152, l’acte de donation de la dîme de l’île au chapitre de la collégiale y est signé, en présence de Godefroid de Montaigu, qualifié de châtelain.
À cette époque, une autre fortification existe depuis peu, sur l’autre rive, en territoire resté namurois, à Bouvignes. Un solide donjon, daté du XIIe siècle, a certainement été érigé par le comte de Namur suite à son éviction progressive du territoire dinantais à la fin du XIe siècle. La consolidation des limites entre espaces namurois et liégeois se manifeste par la fondation du prieuré de Leffe, en 1152, par des moines issus de l’abbaye de Floreffe, principal centre religieux du comté. Alors que l’empereur Frédéric Barberousse et le pape Adrien IV confirment, en 1155, la souveraineté du prince-évêque de Liège sur Dinant, il est bien compréhensible que son voisin renforce les territoires qu’il contrôle encore au nord et à l’ouest du site occupé par une localité, en plein essor économique.
La chronique écrite par Gislebert de Mons décrit, d’ailleurs, assez précisément l’existence d’une fortification à Bouvignes, en 1188, lorsque les troupes du comte de Hainaut, Baudouin V, l’assiègent dans le cadre de la guerre qui l’oppose à Henri l’Aveugle à la fin du XIIe siècle. Quelques années plus tard, le même auteur évoque, cette fois, le siège de Dinant cum castrum illud inexpugnabile videretur par le même Baudouin V, allié du nouvel évêque de Liège, Albert de Cuyck, dont l’élection était contestée par Simon de Limbourg, soutenu par les Dinantais.
Cette période de luttes continuelles entre grands princes féodaux et évêques de Liège se clôture provisoirement dans la Haute Meuse suite à la conclusion du Traité de Dinant, le 26 juillet 1199. Philippe de Hainaut, fils de Baudouin V, obtient la paix en accordant les comtés de Durbuy et de La Roche à Thibaut de Bar, époux d’Ermesinde, fille de Henri l’Aveugle. Ce couple détient déjà le comté du Luxembourg et y annexe une petite partie du comté de Namur, le territoire situé au sud de la forêt d’Arche, sur la rive droite de la Meuse. Coincées entre les possessions namuroises et liégeoises, ces terres bordent le fleuve depuis les abords de l’abbaye de Leffe (y compris l’église Saint-Georges ?) jusqu’au village de Lustin. Leur protection exige nécessairement l’aménagement d’une position fortifiée.
Complètement isolé, le prieuré de Leffe est élevé au rang d’abbaye indépendante en 1200 tandis que les Dinantais n’hésitent pas à étendre leurs activités au-delà de leur enceinte, sur les anciennes terres namuroises. Dès cette époque, ils prennent solidement pied dans le quartier Saint-Médard, de l’autre côté du pont, encore considéré comme terrain neutre en 1199 puisque le traité entre belligérants y est signé.
À Bouvignes, le château comtal est devenu la sentinelle la plus méridionale du pays namurois. Une ville y a été fondée après la conclusion du traité de Dinant. Ses habitants bénéficient de libéralités urbaines dès 1213 et son église paroissiale est consacrée à saint Lambert en 1217. Ils élèvent, logiquement, une enceinte urbaine pour protéger le noyau d’une agglomération dont le tracé respecte un plan en échelle caractéristique des cités nouvelles construites selon la volonté du pouvoir politique.
Solidement défendues par leur forteresse et leur enceinte urbaine, les localités de Bouvignes et de Dinant assurent la domination de leurs propriétaires, les comtes de Namur et les évêques de Liège, sur le cours de la Meuse à la sortie du défilé de la Haute Meuse. Une fois l’autorité du comte de Luxembourg reconnue sur ce même territoire, à la suite de la confirmation du traité de Dinant en 1223, il est indispensable pour ce prince d’élever, à son tour, une fortification pour assurer la défense de ses intérêts. Le site choisi est sans doute moins favorable que ceux investis par les Dinantais et les Bouvignois mais le promontoire de Poilvache offre un point de vue dominant sur la vallée et il contrôle le gué qui traverse le fleuve.
Les qualités défensives des lieux n’ont pas été surévaluées car, dès 1238, l’évêque de Liège, Jean d’Eppes, met le siège devant la nouvelle forteresse de Poilvache avec une puissante armée. Waleran de Limbourg, beau-fils d’Ermesinde, y résiste avec acharnement tandis que le prélat liégeois contracte une maladie mortelle avant de succomber au château de Dinant. Waleran parvient ensuite à quitter son refuge, dépourvu de provisions en suffisance, tandis que les assiégeants abandonnent leurs positions. Malgré ses faiblesses, la place a fait ses preuves. Elle peut désormais accueillir une population plus nombreuse protégée par une enceinte qui entoure le nouveau bourg.
À Dinant, les bourgeois permettent de renforcer la garnison du château. Ils constituent un apport militaire non négligeable au XIIIe siècle. Le rôle joué par les milices urbaines à la bataille de Steppes en 1213 est d’ailleurs déterminant dans la victoire remportée par l’évêque de Liège, Hugues de Pierrepont, contre le duc de Brabant, Henri de Louvain. Cependant, ces redoutables combattants risquent parfois de se dresser contre leur prince, comme en 1255, lorsque les Dinantais se soulèvent contre l’évêque Henri de Gueldre. Les sanctions prises par ce dernier nous apprennent que les bourgeois possédaient deux solides fortifications: la tour Montfort, sur le rocher de Montfat, et la tour gardant l’entrée du pont. Une enceinte urbaine entoure, sans doute, dès ce moment l’agglomération depuis la porte Saint-André, au nord, jusqu’à la porte Martin, au sud. Le château, naturellement, est solidement tenu par l’évêque.
Au milieu du XIIIe siècle, le territoire situé en face de Bouvignes, sur la rive droite de la Meuse, fait l’objet de négociations entre les évêques de Liège et les enfants de Waleran de Limbourg afin d’intégrer les abords de l’abbaye de Leffe à l’agglomération dinantaise et d’étendre, ainsi, les fortifications de la cité mosane vers le nord. En échange, la terre de Poilvache reçoit de nouveaux domaines dans la région d’Assesse. Progressivement, elle se mue en prévôté. Le bourg est doté d’une église paroissiale en 1271. Il est, cependant, difficile de le considérer comme une véritable ville en comparaison de ses deux voisines turbulentes.
La rivalité entre Dinant et Bouvignes entraîne la répétition d’événements violents entre le dernier tiers du XIIIe siècle et le premier quart du XIVe siècle. La célèbre « guerre de la vache » ravage le Condroz entre 1274 et 1278. Elle oppose les comtes de Namur, Gui de Dampierre, et de Luxembourg, Henri V de Luxembourg, au prince évêque de Liège, Jean d’Enghien. Les Dinantais prenant parti pour leur seigneur repoussent victorieusement un assaut mené sur leur cité par les Namurois en 1277. De nouveaux différends s’élèvent dans les années 1290 à propos des vexations commises par les « Copères » au détriment des habitants de Bouvignes. L’opposition atteint son paroxysme en 1319-1321 lorsqu’une guerre continuelle ensanglante la vallée mosane. Elle prend fin suite à l’échec d’un siège de plus de quarante jours mené par les troupes liégeoises devant Bouvignes.
Durant cette guerre, une nouvelle fortification est élevée dans la vallée. Juste en face de Bouvignes, la tour de Montorgueil est construite sur un petit promontoire rocheux, sur un territoire dont la souveraineté est réclamée tant par le prince-évêque que le comte de Namur. Elle symbolise l’arrogance des Dinantais et constitue une menace continuelle pour les habitants de la cité bouvignoise, pratiquement soumise à un siège perpétuel selon la formule de Henri Pirenne. En réponse, les Bouvignois bâtissent la tour de Crèvecoeur sur un sommet dominant la Meuse et le vallon qui débouche dans leur localité. Il est possible que ces exemples aient été imités par le propriétaire de Poilvache qui a sans doute élevé la tour de Géronsart vers la même époque.
À partir du milieu du XIVe siècle, la vallée de la Meuse est donc hérissée de tours et de solides enceintes urbaines. Ces travaux ont pu être financés grâce à l’extraordinaire essor économique qui caractérise ce territoire sur lequel vit une population peut être supérieure à dix mille habitants. Les activités métallurgiques s’épanouissent aussi bien à Bouvignes et à Dinant, autour des fours des batteurs, qu’à l’atelier monétaire de Poilvache/Méraude. Les fortifications sont continuellement agrandies et améliorées. Elles constituent une protection indispensable pour les commerçants et leurs marchandises.
Aussi, lorsque les Dinantais sont vaincus avec les milices des autres villes liégeoises, à Othée, en 1408, les vainqueurs leur imposent la destruction de leur enceinte. La tour de Montorgueil est citée précisément par le traité et doit être abattue dans les plus brefs délais. La sentence n’est, cependant, pas exécutée. Lorsque Philippe le Bon devient comte de Namur, il prend automatiquement possession de Bouvignes et de Poilvache, achetée au comte de Luxembourg par Marie d’Artois en 1342. Dès le mois de février 1429, il envoie une expédition en vue de s’emparer de Montorgueil. Suite à l’échec de cette tentative, les Dinantais entraînent les autres milices urbaines liégeoises dans une grande opération punitive en pays namurois. Avec les Hutois et les Liégeois, ils assiègent Poilvache durant le mois de juillet 1430. Après la prise et la destruction de Méraude, ils mettent le siège, en vain, devant Bouvignes. L’annonce de la mort du duc de Brabant, Philippe de Saint-Pol, en août 1430, ébranle les assaillants car elle signifie l’extension de la puissance de leur ennemi, Philippe le Bon, devenu le nouveau souverain brabançon. Face à un tel adversaire, les Liégeois déposent les armes. Le décès plus précoce de Philippe de Saint-Pol aurait peut-être sauvé la forteresse de Poilvache…
Sa destruction par les Dinantais irrite au plus haut point Philippe le Bon. Un nouveau traité de paix est signé avec l’évêque de Liège en décembre 1431. Il exige une nouvelle fois la démolition de la tour de Montorgueil considérée comme « cause et commencement de tous maux avenus ». Cette fois, les Copères doivent obtempérer ! La haine réciproque entre Dinantais et Bourguignons ne fera plus qu’augmenter pour atteindre son paroxysme lors du tragique été 1466. La cité des batteurs de cuivre subira alors le même sort que celui supporté par la forteresse de Poilvache en 1430. Après un siège à peine plus long que celui mené devant Méraude, Dinant succombe sous les tirs des puissantes bombardes de Charles le Téméraire. Ses fortifications sont ensuite soumises aux pioches mais, contrairement à Poilvache, sa reconstruction est entamée à partir de 1472.
Jusqu’au milieu du XVIe siècle, la vallée est dominée par l’essor de Bouvignes dont le territoire s’étend vers le Nord. La petite ville est protégée par de solides murailles et de puissantes fortifications qui impressionnent par rapport à la faiblesse des défenses de son ancienne rivale. Le plan réalisé par Jacques Deventer dans les années 1550 nous montre une agglomération dinantaise dénuée de murs défensifs, à l’exception d’un rempart longeant le fleuve, percée de quelques portes. Le château semble bien modeste vis-à-vis du complexe castral bouvignois dominé par la redoutable tour de Crèvecoeur. À Dinant, les anciens quartiers artisanaux du Nord (quartier Saint-Pierre) et du Sud (île des batteurs) sont désertés tandis que les habitations se pressent autour de la masse dominante de la collégiale.
Hélas, Bouvignes subit le même sort que Dinant lorsque les troupes du roi de France Henri II partent à l’assaut des Pays-Bas. La ville exerce, seule désormais, la redoutable fonction de verrou de la Meuse. Il ne faudra qu’une seule journée à l’artillerie française pour venir à bout de la résistance des défenseurs. Le 8 juillet 1554, la cité est prise, livrée au pillage, et détruite par l’incendie. L’objectif des envahisseurs est de supprimer les obstacles défensifs placés dans le couloir mosan. Dinant, sans défense, est épargnée tandis que les vieux murs de Poilvache et de Montaigle sont définitivement abattus. Pour fermer la vallée, Charles Quint préfère, ensuite, élever une nouvelle forteresse, quelques kilomètres en amont sur un territoire nouvellement acquis à Givet. La construction de Charlemont est entamée dès 1555 en application des nouvelles conceptions de défense militaire développées suite aux progrès de l’artillerie.
Ces nouveaux procédés seront aussi, momentanément, appliqués à Dinant lors de la période de son occupation par Louis XIV entre 1675 et 1699. Conçues selon les plans de Vauban, les nouvelles murailles seront abattues suite aux dispositions du traité de Ryswick. Souhaitant éliminer toute capacité défensive à une ville qu’ils devaient rendre à la souveraineté de l’évêque, les Français détruisent les fortifications les plus importantes de la cité mosane. Depuis le début du XVIIIe siècle, la Haute Meuse dinantaise ne joue plus de rôle déterminant sur le plan de la fortification militaire, à part durant quelques années sous la période hollandaise…
Or, les tours et les enceintes urbaines sont indissociables du paysage mosan durant la période médiévale. Elles révèlent la violence guerrière endémique de l’époque mais aussi la richesse des communautés installées sur quelques kilomètres du couloir mosan. Leur étude et leur sauvegarde constituent bien un enjeu majeur actuel. Elles mettent en évidence des similitudes et des spécificités entre chacun de ces sites défensifs. Il serait absolument pertinent de concevoir une valorisation globale de cet ensemble exceptionnel. Dans cette perspective, la Maison du patrimoine médiéval mosan constitue un acteur de premier ordre !
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