Introduction
L’historien souhaitant évoquer le destin de la forteresse médiévale de Poilvache se trouve souvent bien démuni. Les écrits produits à l’époque où celle-ci se dressait encore intacte sur l’éperon rocheux n’ont généralement pas été conservés. La plupart des sources textuelles relatives à Poilvache sont des documents comptables postérieurs à la chute du bastion et dont l’intérêt s’avère généralement assez limité. Pour comprendre le fonctionnement et l’histoire du site, les médiévistes sont dès lors contraints de « faire parler » les sources matérielles. L’archéologie a en effet encore beaucoup à nous apprendre sur l’organisation de Poilvache. Les vestiges du château, des murs d’enceinte et des habitations ne sont cependant pas les seules traces matérielles exploitables. D’autres sources, souvent méconnues, peuvent également livrer des données de premier ordre sur l’histoire de Poilvache : il s’agit des monnaies produites in situ entre la fin du XIIIe siècle et le crépuscule du XIVe siècle. En combinant le témoignage de ces artefacts avec celui des écrits, il est possible d’éclairer le rôle économique de la forteresse aux derniers siècles du Moyen Âge.
Quelle fut la période d’activité de l’atelier et où était-il installé ?
L’implantation d’un atelier monétaire à Poilvache date probablement de la fin du XIIIe siècle. Cette fondation procède de la volonté du comte Henri VII de Luxembourg, qui est le premier à y faire battre monnaie vers 1295 (sept types monétaires différents). Son successeur Jean l’Aveugle, puis les souverains namurois Marie d’Artois et Guillaume Ier y ordonnent également la frappe de pièces d’argent – jamais d’or – jusqu’aux environs de 1385 (respectivement seize, trois et huit types monétaires différents). Il est fort peu vraisemblable que l’atelier de Méraude – l’autre nom du château de Poilvache – ait fonctionné en continu entre la fin du XIIIe et celle du XIVe siècle. Au vu de la production somme toute limitée de la « Monnaie », la frappe de pièces s’y organise par intermittence, en fonction des besoins du prince. Le démantèlement de l’officine est antérieur d’une quarantaine d’années à la destruction de la forteresse. Il s’explique sans doute par des changements dans la politique économique du comte de Namur, qui aurait souhaité concentrer l’essentiel de sa production monétaire dans un seul atelier : celui de sa capitale.
De l’hôtel des monnaies de Poilvache, nulle trace ne subsiste aujourd’hui. Longtemps identifiée comme le lieu d’implantation de l’officine, la tour dite « de la Monnaie » – située dans la partie « ville » du site – est trop exigüe pour avoir hébergé une activité de frappe.
D’ailleurs, à bien y réfléchir, on peut raisonnablement supposer que le comte Henri VII de Luxembourg avait plutôt intérêt à faire bâtir son atelier monétaire dans ou à proximité immédiate de la section « château » de Poilvache. Battre monnaie nécessitant de s’approvisionner en métaux précieux, l’argent nécessaire à la frappe était sans doute plus en sécurité à l’intérieur de la place-forte, sous l’œil attentif des gardiens de la forteresse, qu’à la pointe méridionale du plateau, non loin des habitations et des convoitises des villageois. La bâtisse a peut-être été détruite lors du siège de 1430, en même temps que des pans entiers du château. Les comptes de la prévôté de Poilvache postérieurs au siège évoquent régulièrement la place de le Monnoie ou la présence d’un terrain dessous la place de la Monnoie, sans jamais préciser l’emplacement ou la taille du bâtiment1. Quoiqu’il en soit, le souvenir de l’atelier monétaire ne se perdra jamais véritablement. À l’époque moderne, soit bien après la chute du bastion, des individus se définiront encore comme « monnayeurs de Poilvache » afin de bénéficier des privilèges jadis accordés à leurs prédécesseurs par le comte Henri VII.
L’hôtel des monnaies de Poilvache ne devait pas atteindre des dimensions très importantes. Les enluminures médiévales représentant des ateliers monétaires – à l’instar de celle ci-dessous issue d’une copie du De moneta de Nicole Oresme (XVe siècle) – démontrent qu’il n’était pas nécessaire de disposer de beaucoup d’espace pour battre monnaie : un foyer permettant de fondre le métal, un recoin où laisser refroidir les lingots et une table sur laquelle les ouvriers frappent les pièces suffisent.
Au Moyen Âge, à Poilvache comme ailleurs, l’opération de frappe présente un caractère quelque peu artisanal et se déroule en trois temps. Elle implique, tout d’abord, de fondre en lingots un alliage mêlant de l’argent (ou de l’or) à d’autres métaux. Il s’agit ensuite de découper, de chauffer, de marteler et de nettoyer dans un mélange d’acide et de salpêtre les flans2 pour leur donner les dimensions et le poids requis, leur assigner une forme circulaire et leur conférer un aspect brillant. L’ultime étape consiste à frapper d’un coup de marteau les flans que l’on a placés entre deux coins monétaires, c’est-à-dire deux outils de métal sur lesquels sont gravées en creux les empreintes qui figureront sur la pièce. C’est cette dernière opération qui confère aux monnaies leur aspect définitif.
Un atelier monétaire à Poilvache : pour quoi faire ?
L’installation d’un hôtel des monnaies au sein de la forteresse de Poilvache répondait à des choix politiques. La place-forte est à l’époque implantée en un lieu hautement stratégique. Elle se trouve en effet au carrefour des principautés de Liège, de Namur et de Luxembourg, à quelques kilomètres de Dinant et de Bouvignes, dont l’essor économique s’amorce au XIIIe siècle. Poilvache borde en outre des voies navigables ou routières importantes, comme la Meuse ou la route reliant le Brabant au Luxembourg. La construction de l’atelier monétaire de « Méraude » se justifie donc par l’existence de réseaux commerciaux permettant d’écouler les pièces d’argent qui y sont battues. Or, la frappe de monnaies constitue une source de revenus non-négligeable pour les princes qui prélèvent une plus-value – appelée « seigneuriage » – lors de la transformation du métal en numéraire. Pour faciliter l’écoulement des monnaies dont ils ordonnent la frappe, les comtes de Luxembourg et de Namur exigent de leurs monnayeurs qu’ils imitent des types monétaires étrangers bien acceptés sur les marchés internationaux (esterlin anglais, gros tournois français, baudekin hennuyer, etc.).
À Poilvache, comme dans les autres ateliers luxembourgeois et namurois, les perspectives d’enrichissement sont d’autant plus fortes que les monnaies frappées sur ordre du prince sont avilies. En d’autres termes, les pièces d’imitation de Poilvache contiennent une quantité d’argent inférieure à celle des pièces imitées, la différence étant partiellement empochée par le prince. Il s’agit d’une politique totalement délibérée des comtes, dont les monnayeurs étaient techniquement en mesure de gérer ce type d’opération. On s’en doute, cette pratique déplaît souverainement aux autorités étrangères, qui tantôt, comme en France, l’assimilent à du faux-monnayage, tantôt, comme en Angleterre, décrient les pièces luxembourgeoises et namuroises en décourageant leur utilisation. Cela n’empêchera toutefois pas les monnaies de Poilvache de connaître une diffusion que l’on peut qualifier d’internationale, en particulier sous le gouvernement de Jean l’Aveugle. Les fouilles archéologiques ont en effet mis au jour des « monnaies de Méraude » un peu partout au nord de l’Europe (Belgique, Luxembourg, France, Pays-Bas, Angleterre, Danemark…).
Pour l’essentiel, ces pièces se sont sans doute diffusées dans un contexte commercial, en suivant des produits acquis dans le pays mosan par des marchands étrangers ou par des intermédiaires. Le négoce ne constitue toutefois pas l’unique débouché des monnaies de Poilvache. Un document d’archives issu de l’administration royale française nous enseigne en effet qu’au milieu du XIVe siècle, des marchands lillois et valenciennois se rendaient régulièrement à Poilvache avec de la bonne monnaie française avec l’intention de la faire fondre et d’en faire frapper des imitations contenant une quantité moindre de métal précieux. L’objectif de ces « faussaires » était de repartir en France avec une quantité de pièces supérieure à celle avec laquelle ils étaient arrivés. Si ce genre d’opération augure généralement de juteux bénéfices, elle s’avère néanmoins risquée, car elle est souvent assimilée au crime de faux-monnayage, un crime qui vaut la peine capitale. Le Lillois Jean li Viart l’apprend à ses dépens en 1350 : arrêté au retour d’une expédition à Poilvache, il est condamné à mort par ébouillantage – la sanction habituellement infligée aux faux-monnayeurs3.
Qui étaient les monnayeurs de Poilvache ?
Parmi les rares sources écrites relatives à l’atelier monétaire de Poilvache, la plus diserte est sans aucun doute la charte de privilèges octroyée aux monnayeurs en 1298. Cet acte de Henri VII de Luxembourg nous est connu grâce à sa confirmation, en 1448, par le duc de Bourgogne Philippe le Bon.
Le document de 1298 mentionne 110 monnayeurs. Leurs noms laissent entendre que la majorité d’entre eux provient de localités situées non loin de la forteresse (Godinne, Évrehailles, Lustin, Maillen, etc.), voire du village de Poilvache lui-même. Quelques individus isolés semblent néanmoins issus de Namur ou de Valenciennes. Beaucoup paraissent exercer leur talent dans le secteur de l’artisanat et du commerce. D’aucuns disposent d’un véritable petit patrimoine foncier et d’une fortune personnelle relativement importante. C’est en particulier le cas des monnayeurs venant de la ville de Namur. Si elle a été promulguée à une époque où l’atelier monétaire n’était plus en activité, la charte de confirmation de 1448 cite également les noms de quelques dizaines de « monnayeurs ». Ceux-ci présentent à peu près le même profil que leurs homologues de 1298, si ce n’est que leur ancrage local est beaucoup plus marqué. Presque tous proviennent de bourgades localisées à proximité des ruines de Poilvache (Évrehailles, Houx, Purnode, Awagne, etc.).
110 monnayeurs pour travailler dans un seul atelier monétaire à la production limitée, cela fait beaucoup, surtout lorsque l’on sait qu’à la même époque les grands ateliers français et italiens comptent moins d’ouvriers. En fait, les 110 monnayeurs de 1298 n’ont sans doute jamais travaillé de concert dans l’hôtel des monnaies de Poilvache. Seule une poignée d’entre eux disposait des compétences techniques nécessaires à la frappe et a réellement œuvré au service du prince. Les autres, tout comme leurs successeurs de 1448, ont vraisemblablement acheté au comte de Luxembourg le droit de bénéficier des privilèges héréditaires attachés à la fonction de monnayeur. Le jeu en valait certainement la chandelle pour ces individus actifs dans le secteur commercial. En se faisant monnayeurs, ces derniers échappaient à divers impôts et droits de péage sur les marchandises. Ils jouissaient également d’un régime d’exception sur le plan judiciaire qui leur permettait de se dérober au droit commun, à l’exclusion des crimes les plus graves (meurtre, viol, etc.). Enfin, ces privilèges leur garantissaient également la protection particulière du prince luxembourgeois. Or, l’on sait avec certitude que quelques-uns de ces monnayeurs étaient en réalité des Namurois exilés ayant fui leur ville après l’échec d’une insurrection urbaine contre le comte Gui de Dampierre…
L’octroi de tels passe-droits exige toutefois une contrepartie. En 1298 comme en 1448, les monnayeurs ont sans doute négocié l’acquisition de ces droits en échange d’une somme d’argent. Il est en outre exigé de ces 110 individus qu’ils répondent immédiatement aux sollicitations du prince lorsque ce dernier exige une frappe de monnaies. Les bénéficiaires des privilèges doivent également se montrer loyaux, en ne mettant pas leurs compétences au service d’autres ateliers monétaires. S’ils échappent en théorie aux services de nature militaire, les monnayeurs doivent néanmoins participer à la défense du comté lorsque celui-ci est directement menacé. Les comptabilités du XVe siècle confirment ce fait. À la veille de la prise du bastion par les Liégeois, le comte de Namur aurait requis qu’à Poilvache les monnoiers […] veillent de nuit pour assurer la garde de la forteresse4. L’application de la mesure ne suffira toutefois pas à empêcher la chute du bastion…
Conclusion
Solidement implanté aux confins de trois principautés et au carrefour de diverses voies commerciales, l’atelier monétaire de Poilvache fonctionne par intermittence – selon les besoins des princes luxembourgeois et namurois – entre le milieu des années 1290 et les environs de 1385. Les mauvaises monnaies d’imitation qui y sont frappées s’écouleront bien au-delà du pays mosan, jusqu’en Angleterre et au Danemark, en suivant les circuits commerciaux. Faute d’une documentation écrite suffisante, certaines facettes de l’histoire de Poilvache demeureront définitivement dans l’ombre. Une meilleure compréhension du fonctionnement de cet hôtel des monnaies reste néanmoins possible. Elle impliquerait la réalisation d’un travail de grande ampleur : l’analyse globale de la production monétaire de tous les ateliers namurois et luxembourgeois antérieurement à la prise de pouvoir des Bourguignons.
Bibliographie
Sources inédites
Archives Générales du Royaume (AGR) :
- Chambres des comptes (CC), Registres, n°s10500, 11185-11205.
Archives Nationales à Paris :
- Registres du Trésor des chartes, JJ 89, f°264v-265r, n°576.
Travaux
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