Poilvache ou Méraude, deux noms complémentaires pour un même lieu

Deux toponymes concurrents

 

Poilvache ou (Es)meraude1? Il n’est pas aisé de savoir quelle a été la première dénomination attribuée à la forteresse dite de Poilvache2. On a tendance à donner une antériorité à Meraude, en se basant tout naturellement sur la date d’apparition du nom. Personnellement, nous estimons que la forteresse a été dénommée, de façon valorisante, par ses premiers seigneurs, propriétaires du lieu (comme les moines le faisaient pour leurs abbayes3), tandis que l’endroit lui-même, exposé aux vents et aux froidures, était déjà dénommé antérieurement Poilvache par les habitants de l’endroit, sans que ce toponyme n’apparaisse dans les textes avant la construction de la forteresse. En quelque sorte, un toponyme seigneurial (de tradition écrite) opposé à un toponyme populaire (de tradition orale).

Une forteresse dénommée (Es)meraude

 

Le château-fort, lors de sa première mention en 1228-1229, a comme nom primitif « Meraude ». En 1230, il est aussi question du in castro meo Meraude4, puis en 1246 Je Isabiauz, dame de Monjoie et de Meraude et en 1263 Meraude [Meraulde] son chastiaul que on nomme communement Poilvaiche.

L’origine de cette forme toponymique Meraude est discutée. On a pensé y voir un composé du verbe mirer « avoir la vue sur » et du complément wald « bois », du même type que Mirwart, qui aurait été déformé en Esmeraude par étymologie populaire. À notre avis, il serait plus vraisemblable d’y voir un dérivé direct du verbe mirer avec le suffixe fr. –arde, en w. –aude, à savoir « miraude » (comp. fr. braillarde, w. brèyaude ou fr. bâtarde, w. bastaude), faisant référence à la vue exceptionnelle que la forteresse a sur la vallée de la Meuse dont elle assure le contrôle5.

Toutefois, le fait que la forme latine Smaragdus soit déjà attestée en 1228 (mais n’est-ce pas une relatinisation erronée ?) et la coexistence en ancien français des formes esmeraude et meraude/maraude permettraient d’y voir éventuellement un nom de forteresse, dont la portée symbolique nous échappe. À une époque où l’émeraude n’est pratiquement pas connue comme pierre précieuse en Occident, faut-il y voir une influence de la Table d’émeraude, un texte alchimique célèbre dont la première version latine avait vu le jour au XIIe siècle ? Ce n’est là que pure hypothèse, que nous préférons écarter.

Poilvache, un toponyme populaire

 

Le château est toutefois davantage connu, depuis le XIIIe siècle, et probablement bien avant, sous le vocable plus populaire de Poilvache, pwèlvatche en wallon. En voici les mentions les plus anciennes :

 

 

  • 1228 (Gilles d’Orval) causa castri quod Smaragdus vel Pilans Vacca6 ab incolis terrae illius vocatur non longe distans a fluvio Mose et oppido Dyonanto (M.G.H., Scriptores, VII, p. 125) ;

 

 

 

  • 1237 « Poilvache » ASAN, t. 21 (cité par A. Vincent, NLB, p. 156) ;

 

 

 

  • 1238 (orig.) occasione obsidionis castri de Poilevache (Cartulaire St-Lambert de Liège, I, p. 401 ;

 

 

 

  • 1243 adversus dominam de Poilevache (Ernst, Histoire du Limbourg, VI, p. 227) ;

 

 

 

  • 1263 Meraude [Meraulde] son chastiaul que on nomme communement Poilvaiche [Poeleuaiche, Poileuaice] (Revue de numismatique belge, VI, p. 365) ;

 

 

 

  • 1263 Poleuache, 1266 Poilleuaiche, 1270 Poylleuaiche, 1304 Poylleuaiche, Poilleuaiche, Poilevaiche, Poilevache, Poliuache , 1304 Poleuake, 1305 Poleuache, Poileuache, Poilueche, 1307 Poileuace, Poillevaiche, Poillewaiche, 1309 Poyleuache, 1324 Poileuache, 1329 Poilleuache, 1334 Poileuache, 1336 Poileuace (Chartes et cartulaires du Luxembourg, éd. par A. Verkooren, t. I-II, Bruxelles, 1914-1915, reprod. anastatique 1979) ;

 

 

 

  • 1309 la terre de Poylevache (Dd. Brouwers, Cens, I, p. 292) ;

 

 

 

  • XIVe siècle Polevache (Chroniques de Jean d’Outremeuse, V, p. 414).

 

 

Comment interpréter ce toponyme ? Au premier abord, on a tendance à l’interpréter par « pille (les) vaches (du voisin) », sorte de défi de hobereau féodal, d’autant plus que cette explication concorde avec ce qu’on en disait au XIIIe siècle dans les chroniques. La légende s’en est emparée bien vite en effet. Mais ni les formes anciennes, ni le wallon pwèlvatche ne conviennent phonétiquement au français piller, celui-ci n’étant du reste attesté avec le sens « dépouiller quelqu’un de ce qu’il a, les armes à la main » que depuis le XIVe siècle. Pour les philologues (depuis J. Feller en 1920), Poilvache ne peut venir que du latin pilare « peler », d’où « enlever le poil ou la peau, plumer, tondre, écorcher », qui se conjuguait il poile, nous pelons en ancien français. Il y a plus de cinquante ans que les spécialistes ont adopté cette explication, convenant aussi pour les toponymes français similaires comme Pellevilain, Pellevoisin et Pelleouaille (= brebis). Du point de vue sémantique et motivationnel, Poilvache rentre ainsi dans la série bien étoffée des toponymes wallons hwèce-vatche, hwèce-vê (écorche-vache, écorche-veau), hîre-vatche (déchire-vache) et même plume-coq (Plomcot à Namur), qui désignent des endroits exposés au vent violent qui « écorche » les bêtes en pâturage, où il souffle un vent « à décorner les bœufs ». Un anthroponyme namurois de 1303-7 (Polyptique de Salzinnes, p. 17) atteste également ce type de composé : le chevalier Scorchevaiche. De même en France, a existé le toponyme normand Escorcheboeuf, attesté par différentes mentions anthroponymiques : 1198 Elya de Escorcheboef, a.1200 Selloni de Escorchebou (Caen), Radulphus d’Escorchebeuf (Corpus PatRom).

Faut-il en conclure que Poilvache est simplement le nom de pareille hauteur et n’a rien à voir avec des expéditions de pillage ? Jules Herbillon hésite à écarter le témoignage du chroniqueur contemporain Philippe Mousket (première moitié du XIIIe siècle), dans sa Chronique rimée, vers 29755 et suiv., éd. de Reiffenberg, I, p. 6397 et considère qu’il y aurait moyen de concilier les deux explications ; c’était aussi l’avis de Charles Grandgagnage. Poilvache (écorche-vache) pourrait bien être un surnom donné au château par les Liégeois qui souffraient des razzias du seigneur, mais le surnom aurait été formé sur un type toponymique traditionnel : la figure « écorcher » peut s’appliquer aussi bien au pillage du bétail qu’à l’action du vent violent sur la peau.

Le site a donc été tiraillé entre deux dénominations. L’une, plus populaire (cf. 1263 Meraude son chastiaul que on nomme communément Poilvaiche), qui trouve sa justification dans l’exposition au vent du site lui-même et qui est peut-être liée à l’installation de la forteresse. L’autre, délibérément savante, qui aurait été donnée par le premier seigneur prenant possession de ce lieu exceptionnel par la situation stratégique. Le second nom n’a pas résisté à la destruction du lieu et c’est le nom populaire qui a subsisté jusqu’à nous8.

De manière imagée, on pourrait même dire que le nom de Poilvache a été donné du dessous, par les vilains et manants qui observaient ce rocher balayé par les vents9, tandis que l’autre, Meraude, a été donné du dessus par les seigneurs, sensibles à la vue imprenable qui leur permettait de surveiller la vallée.

Un toponyme connu ailleurs en Wallonie

 

J. Herbillon relève d’autres mentions de Poilvache dans la toponymie belge ; certaines – surtout en province de Namur – proviennent à coup sûr du transfert du toponyme de Houx, ainsi « chemin de Poilvache » à Mozet et Faulx-les-Tombes, tandis que d’autres plus lointaines semblent être des créations distinctes, par ex. « champ Poilvache » à Rance depuis 1608 (BTD, 10, 1936, p. 266), « Poilvache » à Tellin (carte IGN) et XVe siècle à pelle vaixhe [lire : vaiche] à Juprelle (AÉLg, St-Christophe, reg. 2, fol°135v°), 1533 « Rogier de Poilvache » (ibid., Cathédrale, reg. 745, f°102). En pays flamand, à Dormaal (Brabant flamand) : XIVe siècle Poelvaetse (A. Wauters, Canton de Léau, p. 78).

Un toponyme devenu nom de famille

 

Partageant le sort de nombreux toponymes, Poilvache est devenu aussi nom de personne et nom de famille, tant en Belgique (BEL:77/Lg:27,Bxl:22,BW:11) qu’en France, surtout en région parisienne et donc sans doute par migration (FRA:3/Paris:3), avec la variante Poilvage (FRA:15/Paris:13).

Même si l’on ne trouve plus trace du NF dans le Namurois, il y est bien attesté à date ancienne : 1563 « Jehan de Poilvaische » BourgeoisNamur2, p. 60, 1589 « Jehan Poilvache » BourgeoisNamur2, p. 143, 1602-3 « Estienne Poilvache » TerriersNamur, p. 70, 1671 « Jean Poilvache » BourgNamur3, p. 277, 1729 magistri Henrici de Poillevache canonici sancti Albani ObituaireAndenne, p. 367. En dehors de la zone namuroise du NF, comme dans la mention médiévale picarde à Amiens de 1312 « Jehan Poilevaque » (R. Debrie, Répertoire des noms de personnes de la région d’Amiens), il doit s’agir d’un surnom phrastique de même sens « qui pèle, qui écorche les vaches », probablement sans rapport direct avec le Poilvache mosan10.

Bibliographie

 

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BOHETJ. et OLIVIER J., Poilvache, tout au long du fleuve historique des mots, dans Les Amis de Poilvache, n°58, avril 2005, p. 3-28.

BOODTS G., Poilvache et Emeraude, deux sites, un destin commun, dans Les Amis de Poilvache, n°94, 2017.

DEBRABANDERE 2003:DEBRABANDERE Fr., Woordenboek van de familienamen in België en Noord-Frankrijk, Amsterdam/Antwerpen, Veen, 2003, p. 985.

FELLER J., Note sur l’origine de Poilvache, dans Bulletin de la Société verviétoise d’archéologie et d’histoire 14, 1920, p. 493-495.

GENICOT 1938 :GENICOT L., Le fief de Jassogne et le service de garde à Poilvache au XIIIe siècle, dans Namurcum 15, 1938, p. 27.

GERMAIN J., Le nom du Bocq. Toponymie et cartographie, dans Bulletin trimestriel du Crédit communal de Belgique, n°131, janvier 1980, p. 15-24.

GERMAIN J., Pwèlvatche, Poilvache, dans Toponymie d’Evrehailles (D 8), Bulletin de la Commission royale de toponymie et de dialectologie 54, 1980, p. 184-185.

GERMAIN J. et HERBILLON J., Dictionnaire des noms de famille en Wallonie et à Bruxelles, Bruxelles, éd. Racine, 2007, p. 820-822.

HERBILLON J., Poilvache (à Houx), dans Notes de toponymie namuroise, Liège, SLLW ; Namur, Le Guetteur wallon, 2006, p. 50-53.

KURTH s.d. :KURTH G., La frontière linguistique, I, p. 375.

 

LIMITES TERRITORIALES

Aurélie Stuckens

QUOI DE NEUF A POILVACHE ?