Ces quatre appliques circulaires ont été mises au jour en 1999 à l’occasion des fouilles menées au château de Poilvache par Jean-Louis Antoine et son équipe.
Elles se trouvaient dans le remblai situé entre la courtine-est et le supposé boloirque. Bien que leurs dimensions varient très légèrement (YVO/99/POL/03.17.01 : 6,6 cm sur 6,4 cm – YVO/99/POL/03.17.02 : 6,7 cm sur 6,5 cm – YVO/99/POL/03.17.03 : 6,7 cm sur 6,4 cm -YVO/99/POL/03.17.04 : 6,9 cm sur 6,7 cm), elles proviennent incontestablement de l’ornementation d’un même objet. Elles sont constituées d’un alliage cuivreux, martelé, estampé et doré. Une des quatre appliques a perdu sa dorure, probablement par usure, et semble avoir fait l’objet d’un recuivrage. On peut y voir la marque de l’utilisation intensive et répétée de l’artefact sur lequel elle était fixée, ayant entraîné une réparation. Le décor estampé, qui se répète inchangé d’une applique à l’autre, a été exécuté avec la même matrice. Ils se présente sous la forme d’une rosette à huit pétales dont le centre, en forme de médaillon circulaire, est occupé par un motif animalier figurant deux griffons adossés, la queue de l’un tournée vers le bas, et de l’autre vers le haut, leurs têtes de rapace se faisant face, symétriquement.
L’origine lointaine d’une telle iconographie doit être recherchée dans les arts somptuaires sassanides dont les modèles seront reproduits non seulement en Iran mais dans l’entièreté du monde byzantin pendant tout le Moyen Âge. Le Victoria & Albert Museum (inv. 928-1886) et le Cleveland Museum of Art (inv. 1995.4002.) conservent des miroirs post-sassanides des XIIe-XIIIe siècles dont le décor évoque curieusement les appliques de Poilvache1.
Les intermédiaires entre les prototypes sassanides et leurs lointains descendants européens sont évidemment très nombreux, ce type de décor étant connu en Europe du Nord depuis le haut Moyen Âge : on songera par exemple à la célèbre aiguière émaillée dite de Charlemagne ornée de griffons émaillés (Saint-Maurice d’Agaune, Trésor de l’abbaye)2.
Il est très probable que la diffusion en Occident de ce type d’iconographie soit essentiellement imputable aux textiles byzantins et islamiques, souvent utilisés pour envelopper les reliques et recouvrir les châsses lors des processions3. Plusieurs suaires de ce type nous ont d’ailleurs été transmis par le biais des châsses rhéno-mosanes. Pour nos régions, nous pouvons citer, à titre d’exemple, un suaire byzantin du XIe siècle provenant de l’abbaye de Saint-Trond (Grand Curtius inv. 441, anciennement Musée d’Art religieux et d’Art mosan).
Le décor de ces textiles se compose généralement d’un réseau de médaillons circulaires, parfois ornés de motifs végétaux, et peuplés de couples d’animaux : des griffons, des lions, des chevaux ou des ovi-caprins, adossés ou affrontés, quelques fois de part et d’autre d’un Arbre de Vie.
Les arts décoratifs des XIIe et XIIIe siècles, peut-être sous l’influence des croisades et des contacts commerciaux avec le monde byzantin et les régions islamisées, favoriseront ces motifs symétriques d’origine orientale. Les soies produites en Sicile à l’imitation des samits byzantins en assurent alors une diffusion à grande échelle4. Parallèlement, les arts du métal leur accordent un intérêt particulier ; au XIIIe siècle, les orfèvres limousins fabriquent en série des appliques circulaires ornées d’animaux fantastiques et de thèmes profanes destinés à orner des coffres et des coffrets précieux5. Parmi les exemples les plus célèbres, et les mieux conservés, nous citerons le coffret dit de saint Louis (Paris, Louvre, Département des Objets d’Art, inv. 1853 MS 253), celui du cardinal Bicchieri (Turin, Palazzo Madama-Museo Civico d’Arte Antico)6, et, plus proche, le coffret polygonal abritant la couronne-reliquaire de la Saint-Épine (Namur, Musée diocésain).
Parallèlement à ces exemples prestigieux, subsistent également d’innombrables appliques isolées, membræ disjectæ d’œuvres disparues qui témoignent, par leur simple survivance, de l’ampleur de la production originale et de sa diffusion sur le territoire européen.
Un coup d’œil attentif aux appliques de Poilvache suffit à nous persuader qu’elles ne sont pas issues des ateliers limousins. Martelées et ornées par estampage, elles n’ont aucune parenté technique avec leurs cousines limousines, généralement coulées à la cire perdue, ajourées, ciselées, dorées, quelques fois agrémentées d’émaux champlevés, et toujours pourvues de trous de fixation. Cette dernière constatation entraîne inévitablement un questionnement quant à leur destination. Dépourvues de trous de fixation ou de tout autre système d’accroche, il semble évident qu’elles n’étaient pas clouées sur un support de bois.
En réalité par leur format, leurs caractéristiques techniques et la nature de leur décor, nos appliques semblent davantage avoir été destinées à l’ornementation d’un ouvrage de cuir : sacoche, harnachement équestre, collier de chien, ou ceinture. Lorsque l’on observe attentivement leurs caractéristiques formelles, on constate qu’une bordure lisse assez large entoure le décor estampé, ce qui laisse supposer qu’elles étaient maintenues « en sandwich » entre deux épaisseurs de cuir cousues l’une à l’autre. La maroquinerie médiévale accordait la part belle aux ornements métalliques, d’argent, de cuivre doré ou d’étain. De nombreuses appliques, parfois fixées sur leur support d’origine, subsistent dans les dépôts archéologiques et les musées européens. À ce titre il convient de mentionner, à titre comparatif, les vestiges d’une ceinture datée des XIIe-XIIIe siècles et provenant du sud de l’Allemagne (collection privée).
Composés d’argent estampé et doré, ces derniers comptent huit appliques ornées de motifs léonins, ainsi qu’une boucle et un renfort terminal ornés de médaillons estampés renfermant des motifs de dragons et d’animaux fantastiques. D’autres exemples du même type mais d’origines diverses, germaniques, sicilo-normandes, anatoliennes (seljukide), permettent de comprendre par quel biais la mode des ceintures d’hommes ornées d’animaux fantastiques, probablement développée dans le monde proche oriental, se sera transmise vers l’Occident7.
L’usage de ceintures ornées d’appliques métalliques semble avoir perduré pendant tout le Moyen Âge, ce qu’attestent non seulement de nombreux artefacts mais également une abondante iconographie8. Les ceintures d’hommes ornées de médaillons estampés de motifs héraldiques, de lions et d’animaux fabuleux semblent pour leur part majoritairement dater des XIIe-XIVe siècles9. Il semble raisonnable d’y voir une mode d’influence orientale sans doute favorisée, d’une part par le contexte des croisades, et d’autre part, par l’activité des ateliers normands de Sicile qui diffusent en Europe du Nord des soies, des travaux de maroquinerie et d’ivoire d’inspiration orientale.
En tenant compte non seulement du contexte historique et archéologique du site de Poilvache, mais également des caractéristiques formelles et techniques des quatre appliques, il semble raisonnable d’y voir les reliquats de l’ornementation d’un ouvrage de cuir, probablement une ceinture d’homme. La mise en forme du décor, par estampage, et le style des rosettes à huit pétales laissent songer à une production germanique, peut-être même régionale, de type rhéno-mosan, dans le courant du XIIIe siècle.
Bibliographie
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