L’apparition, à la fin du premier tiers du XIIIe siècle, de la seigneurie de Méraude/Poilvache, souvent, et erronément pour cette époque, dénommée « prévôté », est la conséquence directe des conflits engendrés à la fin du XIIe siècle par la succession tumultueuse du comte de Namur, Henri dit l’Aveugle. Il s’agit là d’une affaire longue et passablement embrouillée dont on ne peut envisager de donner qu’un bref résumé, avec tous les risques de simplification abusive qu’entraîne cet exercice pourtant nécessaire.
Henri, fils du comte de Namur Godefroid et d’Ermesinde de Luxembourg, naît vers 1110. Il succède à ses parents à la tête des comtés de Namur, Luxembourg, La Roche, Durbuy, Longwy et devient ainsi un des plus puissants dynastes de l’espace Meuse-Moselle, capable de contester la suprématie de l’évêque de Liège. En 1163, marié pour la deuxième fois, il est cependant sans enfant et vit séparé de son épouse, Laurette de Flandre. C’est alors qu’il teste en faveur de son neveu Baudouin, fils de sa sœur Alice et de Baudouin IV, comte de Hainaut : cet acte assure à Baudouin l’héritage de ses alleux. Vingt-et-un ans plus tard, en 1184, Henri, remarié depuis 1168 avec Agnès de Gueldre, qu’il renvoie dans sa famille après quelques années, est toujours sans enfant. Il complète ses dispositions par un deuxième acte qui confère à Baudouin la possession future de ses fiefs. Celui-ci, devenu depuis 1171 (ou 1172) comte de Hainaut, parvient à obtenir de l’empereur le regroupement de son héritage en une seule principauté portant le titre de marquisat, ce qui lui permet d’accéder personnellement au rang de prince d’empire et de siéger à la cour impériale. À vrai dire, cette promotion rencontre parfaitement les préoccupations de Frédéric Barberousse, soucieux de consolider son autorité face à certains vassaux ambitieux et aux velléités expansionnistes du royaume de France.
Par contre, la constitution d’une vaste principauté centrée sur la Meuse et s’étendant des confins de la Flandre aux rives de la Moselle ne peut qu’inquiéter l’évêque de Liège et le duc de Brabant, d’autant que Baudouin peut en outre prétendre à la succession de la Flandre (il va effectivement devenir comte de Flandre en 1192). On a donc soupçonné les principaux dynastes « lésés » par le paysage politique qui se profile à l’horizon d’être à l’origine du coup de théâtre qui va intervenir. Dans le courant de 1185, Henri se réconcilie avec Agnès, et, en 1186, celle-ci donne naissance à une petite fille joliment prénommée Ermesinde, comme sa grand-mère paternelle ! À partir de ce moment, le vieux comte de Namur cherche par tous les moyens, politiques et militaires, à assurer à son inattendue progéniture l’entière jouissance de son héritage : ce revirement ne peut bien sûr qu’aboutir à une guerre avec Baudouin V. Celle-ci éclate effectivement en 1188. Vaincu, Henri se retire dans le Luxembourg tandis qu’Ermesinde est mise en sécurité en Champagne (la fillette avait été promise au comte Henri de Champagne alors qu’elle était âgée de deux ans à peine !). Pendant quelques années, Baudouin se targue du titre de « premier marquis de Namur ». Il meurt en 1195 et son fils cadet, Philippe dit le Noble, lui succède à Namur. Quelques mois plus tard, Henri le suit dans la tombe.
On est mal renseigné sur ce qui advint ensuite. L’empereur semble avoir renoncé au projet du grand marquisat de Namur et transmet le Luxembourg, qui avait fait retour à la couronne après le décès de Henri, à son frère Othon de Bourgogne. Celui-ci s’en débarrasse assez vite, sans doute en le vendant, puisqu’en 1197, Ermesinde réapparaît en possession du comté de Luxembourg et mariée à Thibaut, comte de Bar, (elle a alors onze ans) avec lequel elle entreprend, sans succès, de reconquérir le comté de Namur par les armes.
Les hostilités sont temporairement clôturées par un traité conclu à Dinant, le 26 juillet 1199. Celui-ci comprend les clauses territoriales suivantes qui contiennent en germe la naissance de la future « terre de Poilvache » : Thibaut et Ermesinde se voient alors octroyer « toute la terre située au-delà de la Meuse, vers l’Ardenne, jusqu’au bois que l’on nomme Arche », tandis que Philippe, marquis de Namur, conserve « ce même bois, comme il s’étend de la Meuse à la Meuse en long et en large, avec toute la terre comprise à l’intérieur ainsi que toute la terre en-deçà de la Meuse, du côté de Namur ».
Ceci nécessite quelques commentaires. Le comté de Namur est issu du comté de Lomme (pagus ou comitatus Lomacencis) qui correspond en gros à l’Entre-Sambre-et-Meuse. À la fin du XIIe siècle, les territoires namurois de la rive droite de la Meuse sont donc pour l’essentiel des acquisitions relativement récentes, gagnées principalement sur le comté de Huy. Par ailleurs, il existe toujours un « bois d’Arche » qui chevauche aujourd’hui les limites de Dave et Lustin. Il est de dimensions respectables mais sans commune mesure avec le vaste massif forestier, connu sous le nom de Rendarche, qui reliait approximativement Dave à Andenne, donc effectivement la Meuse à la Meuse suivant un tracé en arc de cercle, ce que rend possible le brusque changement de direction que le fleuve observe à hauteur de Namur. Cette « barrière végétale » est encore bien perceptible sur le plan du comté de Namur publié par Jean Surhon en 1579. Le territoire lové dans la boucle de la Meuse au nord de la forêt d’Arche va devenir le bailliage namurois d’Entre-Meuse-et-Arche, dont le nom rend bien compte de la situation géographique et qui sera structuré autour du château de Samson. Les territoires gagnés par le couple Thibaut/Ermesinde « au-delà de la Meuse… jusqu’au bois d’Arche » sont donc au sud de celui-ci et, comme les cartes établies par D. Brouwers pour le XIIIe siècle, L. Genicot pour le XIVe siècle, le montrent, beaucoup plus découpés et éparpillés que le bloc compact qui est resté namurois.
Il faut donc bien constater que, quoi qu’on ait pu écrire, en 1199, les pertes territoriales namuroises ont été peu importantes : Philippe le Noble a, en fait, conservé l’essentiel du comté, constitué par les territoires de la rive gauche et le futur bailliage d’Entre-Meuse-et-Arche. La conséquence politique principale du traité de Dinant, c’est bien la consécration de l’abandon du projet de grand marquisat et la séparation de Namur et du Luxembourg dont le destin était commun depuis des décennies. En dépit du fait qu’il ne correspondait plus à aucune réalité politique, le titre de « marquis de Namur » a persisté au moins durant le XIIIe siècle.
Par ailleurs, comme le libellé du traité le laisse entrevoir, les territoires namurois de la rive droite de la Meuse ne sont pas, en 1199, organisés en circonscription administrative regroupée autour d’un château. Samson ne sera (re)construit par Philippe le Noble qu’en 1204, et c’est, probablement, une conséquence directe du traité de 1199, tandis que Poilvache, comme nous le verrons, n’est mentionné qu’en 1228. De manière plus générale, dans le comté de Namur, ce processus n’apparaît d’ailleurs qu’au début du XIIIe siècle : le premier officier territorial namurois dont on ait connaissance est un prévôt de Bouvignes mentionné vers 1220. Par contre, dans cette région, les limites administratives qui resteront en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime ont été mises en place, dans les grandes lignes, à la suite du Traité de Dinant de 1199.
Thibaut de Bar meurt le 11 (ou le 12) février 1214. Ermesinde lui a donné plusieurs enfants, dont une fille qui sera connue sous le nom d’Isabelle, ou d’Élisabeth, de Bar. La même année, au mois de mai, Ermesinde épouse en secondes noces Waleran de Limbourg, marquis d’Arlon, dont le fils cadet, Waleran de Montjoie, s’unit, le même jour, à Isabelle de Bar.
Immédiatement, Waleran de Limbourg reprend la lutte armée pour récupérer l’héritage d’Ermesinde et fait construire, dès 1214, un « château » qu’il nomme Tailfer, au confluent de la Meuse et du ruisseau de Lustin, c’est-à-dire très exactement à la limite nord des territoires acquis en 1199. Le toponyme existe toujours. On trouve encore à cet endroit quelques vestiges d’une muraille enfouie sous la végétation.
Waleran de Limbourg meurt en 1226. En décembre 1228, un certain Simon, qui est peut-être un chanoine de Dinant ou un religieux de Leffe, intervient comme témoin dans un acte de dévolution de biens où il s’intitule « chapelain de Méraude ». Qui dit « chapelain » dit « chapelle » et l’on peut être certain qu’un château, quelle qu’en soit la physionomie à l’époque, est en place. Et de fait, un an plus tard, Waleran de Montjoie organise le service de garde de son château de Méraude.
On s’est longtemps interrogé sur cet énigmatique « Méraude ». On sait maintenant que « Méraude » est le nom officiel de Poilvache, celui que ses constructeurs donnent au château et qui figurera au XIVe siècle sur les monnaies qui y sont frappées. Relatant le siège de 1238, le chroniqueur Gilles d’Orval, qui est un contemporain, parle du « château de Méraude (Smaragdus) que les habitants du lieu appellent Poilvache (Pilansvacca) ».
À partir de ce moment, on voit le couple Waleran de Montjoie-Isabelle de Bar présider aux destinées de Méraude/Poilvache jusqu’en 1254. Il n’est évidemment pas encore question de « prévôté » : la « terre de Poilvache » est une seigneurie dont Waleran et Isabelle sont respectivement « seigneur » et « dame », et qui évolue dans l’orbite luxembourgeoise. On a sans doute compté sur l’énergie et le dynamisme du jeune couple pour organiser, mettre en valeur, et défendre des territoires excentriques et récemment acquis : Waleran de Montjoie se tailla d’ailleurs dans les années suivantes une réputation de seigneur violent et agressif.
Quand ont-ils reçu le territoire acquis en 1199 ? Deux hypothèses sont possibles. Soit il a constitué la dot d’Isabelle, et ce serait donc en 1214 ou peu après, soit la donation a lieu après la mort de Waleran de Limbourg en 1226. La deuxième hypothèse semble plus plausible. Elle respecte d’avantage la documentation historique et avec le fait que seul Waleran de Limbourg signe le deuxième traité de Dinant en 1223.
Mais il n’est pas impossible qu’une première fortification ait été mise en place peu auparavant. Deux indices le laissent penser. Le premier est constitué par deux poutres extraites en 1988 des maçonneries de la courtine nord de la ville, alors en cours de restauration, et qui ont pu être traitées par analyse dendrochronologique : l’abattage des arbres dont elles proviennent aurait eu lieu respectivement en 1212 et 1213, avec une fourchette de plus ou moins cinq ans. Elles sont loin de constituer une preuve absolue, car l’échantillonnage est trop faible : il pourrait s’agir d’un remploi. Mais il faut mettre ceci en relation avec un passage de la Chronique des comtes de La Marck rédigée par Levold de Northoff qui parle de Waleran de Limbourg, le père, en ces termes: « Waleran, fils du duc de Limbourg ou d’Ardenne, comte de Luxembourg, qui construisit Poilvache ».
On est donc autorisé à proposer l’hypothèse de travail suivante, fragile, certes, mais qui a l’avantage de concilier les éléments dont nous disposons : reprenant la lutte contre le comté de Namur en 1214, Waleran de Limbourg a besoin de points d’appui fortifiés sur le territoire qu’il contrôle. La construction de Tailfer en est la preuve. On ne peut exclure qu’une autre fortification du même type établie dans les mêmes circonstances, le futur Méraude/Poilvache en l’occurrence, ait été récupérée quelques années plus tard par Isabelle de Bar et son époux parce que mieux située au centre de la seigneurie et, peut-être, plus apte à être développée.