De l’autre côté de la Meuse… L’abbaye de Moulins, fondation contemporaine de celle de Poilvache

 

À l’aube des années 1230, alors que la jeune forteresse de Poilvache domine depuis peu la rive droite de la Meuse à hauteur d’Anhée, une communauté de moniales cisterciennes s’établit non loin de là, sur l’autre rive, à Moulins.

L’abbaye de Moulins en 1604, avec la Meuse en arrière-plan (extrait de DUVOSQUEL J.-M., éd., Albums de Croÿ, t. XVI, Bruxelles, 1987, planche 8, Éditions du Crédit Communal ; © BnF, Estampes, Réserve VG-76)
L’abbaye de Moulins en 1604, avec la Meuse en arrière-plan (extrait de DUVOSQUEL J.-M., éd., Albums de Croÿ, t. XVI, Bruxelles, 1987, pl. 8, ed. Crédit Communal, photo © BnF)

L’abbaye de l’Alleu-Notre-Dame, qui relève de l’abbaye d’Aulne, est installée dans la vallée de la Molignée à environ un kilomètre de son confluent avec la Meuse et à proximité des villages de Warnant et d’Anhée1. En juillet 1233, l’évêque de Liège autorise l’existence de cette nouvelle institution fondée grâce aux largesses du comte de Namur Baudouin de Courtenay2.

La création de Moulins s’inscrit dans un contexte plus général. La première moitié du XIIIe siècle est en effet marquée, dans le diocèse de Liège et en particulier dans la région de l’Entre-Sambre-et-Meuse, par le succès d’un mouvement spirituel féminin et par la fondation – bien souvent avec le soutien des comtes de Namur – de plusieurs grandes abbayes de cisterciennes dont Marche-les-Dames, Le Jardinet-Walcourt, Salzinnes ou encore Soleilmont3. De la même façon, songeons par ailleurs à l’abbaye de moniales cisterciennes de Clairefontaine, près d’Arlon, instituée en 1247 par le testament d’Ermesinde de Luxembourg et qui devint la nécropole de la maison comtale luxembourgeoise4.

L’abbaye de Moulins bénéficie dès ses débuts des libéralités des comtes de Namur. En mars 1238, Baudouin de Courtenay donne aux religieuses la chapelle Notre-Dame de Marlagne, du nom de la vaste forêt de l’Entre-Sambre-et-Meuse. À cette chapelle, anciennement « de l’ermitage de Saint-Héribert », est notamment attachée une rente de dix muids prélevée annuellement sur un moulin de Floreffe5. Un an après, dans un nouvel acte, le comte déclare avoir pour une part vendu et pour une part donné à l’abbaye la forêt de Rouvroy située entre Moulins, Anhée, l’église de Senenne, Grange et Ohey6. Cette forêt, plus tard désignée comme le « grand bois de Moulins », couvre encore environ 130 hectares à la fin du XVIIIe siècle7. En juin 1247, Baudouin de Courtenay donne cette fois à Moulins un droit de pêche de 50 anguilles en Meuse, qu’il percevait auparavant8.

Le « bois de l’abbaye de Moulins » au XVIIIe siècle (Carte de Ferraris, Cartes et plans, Ms IV 5.567 © KBR)
Le « bois de l’abbaye de Moulins » au XVIIIe siècle (Cartes et plans, ms. IV 5.567, Carte de Ferraris© KBR)

Les religieuses de Moulins et les occupants de Poilvache partagent à tout le moins cette ressource commune qu’est le fleuve qui les sépare. Un fleuve que les seconds doivent, en outre, traverser pour se rendre à l’église de Senenne – paroisse dont dépend la forteresse jusqu’en 1271 au moins – en bordure du large bois appartenant à l’abbaye9. Bien qu’il y ait cette proximité géographique entre Moulins et Poilvache, il n’existe a priori pas d’écrit témoignant de rapports entre eux. Rien n’atteste non plus d’un lien entre la fondation de la communauté religieuse, avec l’appui des comtes de Namur, et l’établissement préalable de la forteresse par les comtes de Luxembourg. Néanmoins, ce scénario peut être envisagé.

La forteresse de Poilvache est construite aux confins de la principauté de Liège et du comté de Namur, non loin de Bouvignes où les comtes namurois possèdent un château. Elle est bâtie dans un contexte de tensions entre les comtes de Namur et les comtes de Luxembourg dont les principautés ont été séparées à la suite du traité de Dinant en 1199. Côté luxembourgeois, il faudra attendre 1264 et le mariage de Gui de Dampierre, comte de Flandre et de Namur, avec Isabelle, fille du comte Henri V de Luxembourg, pour voir s’éteindre les prétentions comtales sur les terres namuroises. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si, voyant la construction en bord de Meuse d’une imposante sentinelle des comtes de Luxembourg10, les princes namurois soutiennent l’installation d’une abbaye sur l’autre rive du fleuve. La présence d’une abbaye de l’Ordre de Cîteaux gage en effet d’une figure forte dans le paysage et peut même constituer un centre névralgique pour le développement de la région. Elle permet aussi de placer et de maintenir dans un patrimoine stable, celui des religieuses, divers droits, terres et bois des environs.

En 1281, le fait que Henri V de Luxembourg relève Poilvache en fief de Gui de Dampierre offre à ce dernier la possibilité d’influer sur le destin de la forteresse11. Durant les vingt dernières années du XIIIe siècle, le comte de Flandre/Namur demeure attentif à la situation dans le sud de la principauté namuroise. En juillet 1285, peut-être dans un souci toujours de garder la main sur la rive gauche de la Meuse à proximité de Poilvache, Gui de Dampierre et Isabelle de Luxembourg donnent en fief à Arnould de Thuin des terres et des prés situés à Biesme et entre Biesme et Wagnée – à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Moulins – « en échange des terres, bois, moulins et prés que ce dernier tenait à Moulins près d’Anhée »12. En 1298, Gui de Dampierre achète à Gilles de Berlaymont la terre et le château de Faing13, que ce dernier tenait en fief de lui, et les donne à Guy de Namur, deuxième fils né de son mariage avec Isabelle de Luxembourg. La forteresse de Faing se trouve sur un éperon rocheux dominant la Molignée à environ six kilomètres en amont de l’abbaye de Moulins. Selon Jean Bovesse : « Maîtres de Faing, les comtes de Namur étaient en mesure d’inquiéter leurs rivaux dinantais, de protéger les populations voisines, notamment celles des abbayes de Moulins (Warnant) et de Brogne et de surveiller le chemin conduisant à Bouvignes (…) »14. Le sud du comté namurois se trouvait ainsi bien cadenassé.

La possibilité d’une action réfléchie des comtes dans la fondation et la dotation de l’abbaye de Moulins au XIIIe siècle, de même que dans la « gestion » de ses environs, reste toutefois strictement hypothétique. La seule connexion tangible entre Poilvache et Moulins intervient après la destruction de la forteresse. À la fin du XVe siècle, alors que les moniales ont été remplacées par des moines cisterciens en 141415, la communauté est « priée d’assurer, dans la chapelle d’Anhée, la décharge des anciens offices fondés à Poilvache »16. Il s’agit de la chapelle qui avait été établie à Poilvache dans le premier tiers du XIIIe siècle puis peut-être, si l’on se base sur l’acte de 1271, de l’église baptismale fondée sur le site pour les besoins de ses occupants. Ultérieurement, François de Wallon-Capelle, évêque de Namur (1580-1592), décide la tenue d’une seule messe hebdomadaire célébrée non pas en la chapelle d’Anhée mais directement en l’église abbatiale de Moulins. Cette église fait partie des bâtiments qui n’ont pas survécu à la suppression de l’abbaye par Joseph II en 1787 et à la Révolution française qui cause son anéantissement définitif en 179617. Aujourd’hui, seuls subsistent quelques bâtiments monastiques, de même qu’un « Bois de Moulins » qui rappelle l’ancienne assise de l’abbaye, face à la forteresse de Poilvache18.

Bibliographie

ANTOINE 2017 : ANTOINE J.-L., Des origines et des débuts bien tourmentés, dans SAINT-AMAND P. et TILMANT P.-H. (dir.), Poilvache, une forteresse médiévale en bord de Meuse, Namur, 2017, p. 16-22 (Carnet du patrimoine ; 151).

BERLIÈRE 1871 : BERLIÈRE U., Documents concernant la substitution de religieux aux religieuses à l’abbaye de Moulins, dans Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique, t. VIII, Louvain, 1871, p. 1-18.

BERLIÈRE 1890 : BERLIÈRE U., Abbaye de Moulins, dans Monasticon belge, t. I, Maredsous, 1890, p. 82-86.

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BOVESSE 1968 : BOVESSE J., La rupture du lien personnel entre les comtes de Flandre et de Namur à la fin du XIIIe siècle. Contribution à l’avènement dans le Namurois de la branche cadette de la maison de Dampierre, dans Album J. Balon, Namur, 1968, p. 193-213.

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LEFÈVRE 1998b : LEFÈVRE J.-B., Aux origines des abbayes de cisterciennes en Namurois, dans TOUSSAINT J. (dir.), Les Cisterciens en Namurois, XIIIe-XXe siècle, Namur, 1998, p. 39-45 (Monographies du Musée des arts anciens du Namurois ; 15).

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STUCKENS 2018 : STUCKENS A., Poilvache, la forteresse convoitée des princes (fin XIIIe-début XIVe siècle), dans Quoi de neuf à Poilvache ?, Bouvignes-Dinant, 2018 (Cahiers de la MPMM ; 12).

VANRIE 2016 : VANRIE A. et VAN NIEUWENHUYSEN A., Inventaire analytique des actes conservés dans les archives de l’abbaye de Moulins, XIIIe-XVIIIe siècle, Bruxelles, 2016 (Archives générales du Royaume et Archives de l’État dans les provinces. Miscellanea archivistica. Studia ; 213).

ALENTOURS AU XVe SIECLE

Pascal Saint-Amand

QUOI DE NEUF A POILVACHE ?